Le bourdonnement d’un drone dans la nuit fut le premier signe suspect.
Vint ensuite le rugissement d’un avion plus gros, volant à basse altitude, qui alerta les habitants du village afghan d’Omar Khail de la présence de soldats dans les environs. Des hommes en camouflage se déplaçaient dans les rues en parlant pachtou et anglais. Nous sommes en décembre 2018, et l’air est glacial. Ils se rendirent à la madrassa, l’école religieuse, où plus d’une vingtaine de garçons âgés de 9 à 18 ans dormaient dans plusieurs dortoirs situés à l’étage.
Un voisin qui observait la scène par la fenêtre de l’autre côté de la rue vit un flash, puis une puissante explosion. La porte d’entrée de la madrassa s’ouvrit. A l’intérieur, le bruit réveilla Bilal, 12 ans, qui était blotti dans une pièce avec neuf autres garçons quand un soldat afghan fit irruption par la porte.
« Réveillez-vous ! » cria l’homme en pachtou, en pointant les garçons un par un avec le canon de son fusil, sur lequel était monté une lampe de poche.
Un deuxième soldat entra, choisit les deux plus grands garçons et les fit sortir par la porte. Avant de partir, le premier soldat se retourna pour donner un avertissement aux autres garçons qui se recroquevillaient devant lui : « Si je vous retrouve dans cette madrassa, nous ne laisserons pas un seul enfant en vie. »
Bilal et les autres se serrèrent les uns contre les autres le plus loin possible de la porte, tournant le dos à une grande fenêtre donnant sur la cour centrale. Beaucoup étaient en larmes, d’autres ne pouvaient prononcer le moindre mot. Dans le couloir, Bilal entendit des mots qu’il reconnut comme étant de l’anglais.
« Ils ne vont pas nous laisser vivre », murmura un étudiant.
Pour se préparer à la mort, certains des garçons se mirent à réciter la déclaration de foi musulmane, connue sous le nom de Shahada : « Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah, et Mohammed est son messager. »
Soudain, les bruits de tirs d’armes automatiques retentirent dans le couloir. « Pendant un très court moment », déclara Bilal, on aurait dit « qu’il y avait beaucoup de fusils ». Les garçons poussèrent des cris. S’ensuivit deux fortes explosions. « L’une d’elles a secoué tout le bâtiment, » affirma Bilal. « Nous n’avons plus rien entendu après ça. Tout le monde était silencieux. ».
Quand le soleil se leva quelques heures plus tard, Bilal et une douzaine d’autres étudiants restèrent accroupis en silence, certains tremblant encore de peur. Tout près, dans deux autres salles de l’école ainsi qu’au sous-sol, douze autres garçons, le corps déchiqueté par les balles, gisaient au sol.
Les douze garçons tués dans la madrassa d’Omar Khail cette nuit d’hiver figuraient parmi les dizaines de civils massacrés au cours de raids nocturnes, longtemps non documentés, dans la province de Wardak, dans le centre de l’Afghanistan. A partir de décembre 2018 et pendant au moins un an, des agents afghans, appartenant selon toute vraisemblance à une unité paramilitaire d’élite formée par la CIA, connue sous le nom d’unité 01, et soutenue par les forces spéciales et les forces aériennes américaines, ont mené une campagne de terreur contre les civils de la région.
Cette histoire est basée sur des entretiens avec plus de 50 habitants de Wardak, dont 20 survivants et témoins directs et 29 parents de victimes et résidents locaux qui ont été témoins des conséquences des meurtres dans les heures qui ont suivi. Certains de ces récits ont été corroborés par des fonctionnaires locaux, des analystes et des représentants de la communauté.
Les 10 raids ont entraîné la mort d’au moins 51 civils, selon le rapport de The Intercept. Dans la plupart des cas, des hommes et des garçons de seulement 8 ans ont été sommairement exécutés. Peu d’entre eux semblent avoir eu de relations formelles avec les talibans. Certains sont morts seuls, d’autres aux côtés de leurs amis et de leur famille. Plusieurs raids ont été accompagnés de frappes aériennes ou, dans au moins un cas recensé, de détonations d’explosifs artisanaux visant des structures connues pour être occupées par des civils.
The Intercept a changé les noms des personnes tuées lors des raids et ceux des survivants, témoins et parents des victimes avec lesquels les journalistes ont parlé pour les protéger de tout danger supplémentaire. Certains ont demandé l’anonymat parce qu’ils craignaient des représailles de la part des forces pro-gouvernementales, tandis que d’autres craignaient que les Talibans ne les punissent pour avoir parlé en toute franchise à des journalistes.
Les habitants de quatre districts de Wardak – Nerkh, Chak, Sayedabad et Daymirdad – ont parlé d’une série de massacres, d’exécutions, de mutilations, de disparitions forcées, d’attaques contre des installations médicales et de frappes aériennes visant des structures connues pour abriter des civils. Les victimes, selon ces résidents, étaient rarement des talibans. Pourtant, l’unité afghane et ses maîtres américains n’en ont jamais été tenus publiquement responsables, ni par le gouvernement afghan ni par le gouvernement américain.
Les Américains « enfreignent toutes les règles de la guerre, les droits humains, tout ce qu’ils ont dit qu’ils apporteraient à l’Afghanistan », a déclaré Akhtar Mohammad Tahiri, chef du conseil provincial de Wardak. Ils « se comportent comme des terroristes. Ils usent de la terreur et de la violence et pensent qu’ils vont prendre le contrôle de cette façon ».
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Connues collectivement sous le nom d’unités de force de frappe en raison de leurs méthodes ciblées et agressives, ces milices de l’ombre soutenues par la CIA relèvent en principe de la Direction nationale de la sécurité, ou NDS, le service de renseignement afghan. Elles sont composées de l’unité 01, qui opère principalement dans les provinces du centre de l’Afghanistan, y compris Wardak et Logar ; de l’unité 02, qui est basée à Jalalabad et travaille dans la partie orientale du pays ; de l’unité 03, également connue sous le nom de Force de frappe de Kandahar, qui opère dans le sud ; et de l’unité 04, qui mène des raids dans le Kunar et les provinces adjacentes du nord-est. Deux unités dans le sud-est, la Force de protection Khost et les Forces Shaheen, cette dernière ayant émergé dans la province orientale afghane de Paktika en 2019, sont censées fonctionner sous une autorité similaire.
Les conseillers américains de la CIA qui travaillent avec ces unités utilisent des pseudonymes ou des indicatifs d’appel plutôt que des noms. Ils entraînent les membres des unités afghanes, mais choisissent également leurs cibles, que les Américains appellent des « jackpots », publient des briefings détaillés avant la mission et accompagnent les paramilitaires afghans sur le terrain lors des raids. Les Afghans et les Américains sont transportés de nuit par des hélicoptères américains vers des villages isolés, et des avions d’assaut américains volent au-dessus d’eux pendant qu’ils effectuent leurs raids, fournissant une puissance de feu mortelle qui est parfois dirigée vers des cliniques, des dortoirs de madrassas ou des maisons de civils.
« Je ne sais pas s’il s’agit de forces spéciales, d’une task force ou de la CIA », a déclaré un officier de la NDS chargé de la lutte anti-terroriste originaire de Wardak qui a accompagné l’unité 01 en mission jusqu’à la fin 2018, mais selon lui « les Américains sont toujours avec eux ».
La CIA a une longue histoire de formation, d’armement et de financement de réseaux de miliciens indigènes. Depuis sa naissance en 1947, l’agence a soutenu des groupes anticommunistes en Grèce, à Cuba, au Vietnam, au Laos et en Amérique centrale, ainsi que les moudjahidins afghans dans les années 1980. Depuis les attentats du 11 septembre, la CIA a réorienté et renforcé ces méthodes, en livrant des armes et en entraînant des alliés présumés, de la Somalie à la Syrie, avec des résultats pour le moins contestables.
Mais le niveau d’implication de la CIA en Afghanistan depuis le début de la guerre contre le terrorisme a peu de précédents. En 2013, plus de 2,5 milliards de dollars, soit près de 5 % de l’ensemble du budget américain consacré au renseignement, ont été alloués à des actions secrètes, la catégorie dans laquelle s’inscrit le programme d’unité de la force de frappe afghane de l’agence, selon des documents divulgués par Edward Snowden, le célèbre lanceur d’alerte de l’Agence nationale de la sécurité (NSA).
De la création des unités de force de frappe à la sélection de leurs cibles, en passant par la supervision de leurs missions et la mobilisation de forces spéciales empruntées au Pentagone pour coordonner le soutien aérien, le réseau de milices dirigé par la CIA en Afghanistan est peut-être la manifestation la plus spectaculaire, hormis le programme de drones américain, de la guerre secrète que l’agence de renseignement américaine mène dans le monde entier.
La CIA « considère depuis longtemps [l’Afghanistan] comme sa guerre », a déclaré Patricia Gossman, directrice adjointe de la division Asie de l’ONG Human Rights Watch, qui travaille en Afghanistan depuis les années 1990.
Alors que les forces américaines se retirent, les milices hors de contrôle qu’elles ont alimentées commencent à ressembler à un substitut des forces militaires régulières sous la direction de Joe Biden, qui, en tant que vice-président, a préconisé une présence militaire réduite et de mettre davantage l’accent sur la lutte contre le terrorisme en Afghanistan. En 2010, Biden était parvenu à convaincre le président Barack Obama d’adopter une approche plus agressive en Afghanistan, en doublant le nombre de drones, d’agents de renseignement et de petites équipes de forces spéciales, afin de remplacer l’approche anti-insurrectionnelle « du cœur et de l’esprit » mise en place par le général Stanley McChrystal et poursuivie sous son successeur, le général David Petraeus.
Les responsables gouvernementaux de Wardak ont déposé de nombreuses plaintes concernant l’unité 01, mais ils estiment également qu’elle a empêché les talibans de lancer des attaques dévastatrices dans la ville voisine de Kaboul et de se rassembler en nombre suffisant pour envahir une ville comme Maydan Shahr, la capitale de Wardak. « Ils sont la seule unité qui peut sécuriser ces lieux », a déclaré un haut fonctionnaire du district de Nerkh à Wardak. Ce dernier reproche à la propagande des talibans de promouvoir de fausses déclarations sur les pertes civiles pour retourner la population contre le gouvernement.
Plusieurs raids dans le district de Wardak ont visé des maisons occupées par des familles, mais les attaques contre les mosquées et les madrassas ont été encore plus fréquentes. The Intercept a documenté quatre raids distincts sur des madrassas qui ont tué 33 étudiants religieux. Alors que certains habitants de Wardak ont admis que les combattants talibans visitaient les madrassas pour tenter de persuader les étudiants de se joindre au djihad, les écoles abritent principalement des enfants que la jeunesse, la pauvreté et l’éloignement physique de leurs familles rendent particulièrement vulnérables.
Le nombre de garçons parmi les personnes tuées à Wardak indique que l’unité 01 essayait d’éliminer non seulement ses ennemis existants, mais aussi ses futurs ennemis potentiels. La violence délibérée et récurrente des unités de la force de frappe a entraîné la production et diffusion de rapports médiatiques documentant les atrocités commises contre les civils. Mais à part une poignée de raids ciblant des cliniques gérées par une organisation d’aide internationale, les détails de la traînée de sang et de terreur laissée par l’unité 01 à Wardak n’avaient pas été rapportés auparavant.
À l’automne 2019, The Intercept a partagé ses conclusions sur le raid de la madrassa Omar Khail et d’autres cibles avec le conseiller à la sécurité nationale d’Afghanistan, Hamdullah Mohib. « Cela me fait vraiment mal d’entendre parler de ces incidents », a déclaré Mohib, « et malheureusement, ils ne sont pas arrivés jusqu’à mon bureau. Personne ne les a signalés ». Il a poursuivi en disant, en guise d’explication, que l’unité 01 « est une unité qui opère, comme vous le savez, en partenariat avec la CIA. ».
« Très franchement, je ne suis pas pleinement conscient … de la façon dont ils travaillent », a déclaré Mohib à The Intercept. « Nous avons demandé des précisions sur la façon dont ces opérations se déroulent, qui y participe, quelles sont les structures. Quand elles ont été mises en place, pourquoi ne sont-elles pas sous contrôle afghan ? »
Mohib a affirmé qu’il attendait un rapport à même de répondre à ses questions, mais il n’est pas clair si le rapport est un jour arrivé. « Je suis désolé de vous informer que je n’ai toujours rien pour vous », a déclaré son porte-parole à The Intercept en septembre.
D’autres hauts responsables de la sécurité nationale ont soit refusé de commenter cette histoire, soit ignoré les multiples demandes d’entretiens. La CIA a refusé de commenter une liste détaillée des raids ainsi que toute question connexe. La NDS et la mission militaire américaine en Afghanistan ont aussi refusé de s’engager sur ce sujet.
La violence incontrôlée de l’unité 01 s’inscrit dans la normalisation croissante des crimes de guerre par le président américain Donald Trump. Depuis la fin 2019, Trump a renversé la décision de commandants militaires qui cherchaient à sanctionner un Navy SEAL pour des actes inappropriés et criminels, a annulé l’interdiction de l’utilisation de mines terrestres par l’armée américaine et a gracié des soldats condamnés ou accusés d’avoir assassiné des Afghans. En septembre, les États-Unis ont sanctionné des hauts fonctionnaires de la Cour pénale internationale en réponse aux enquêtes visant à déterminer si les forces américaines avaient commis des crimes de guerre en Afghanistan. Le secrétaire d’État Mike Pompeo a qualifié les efforts de la Cour de « tentatives illégitimes de soumettre les Américains à sa juridiction ».
Peu après son investiture en janvier 2017, M. Trump a ordonné à ses conseillers à la sécurité nationale et son secrétaire à la défense de l’époque, James Mattis, de proposer une nouvelle stratégie pour tenir une de ses promesses électorales : se retirer d’Afghanistan.
Le plan de retrait de M. Trump reposait sur un nombre minimal de troupes d’élite utilisant des tactiques brutales pour contraindre les talibans à négocier en position de faiblesse. Les directives tactiques adoptées en 2007 et renforcées par trois commandants militaires américains successifs de l’ère Obama – avant d’être légèrement assouplies en 2010 sous la direction du général David Petraeus – avaient été conçues pour réduire le nombre de victimes civiles, mais l’administration Trump a encore assoupli ces directives, a étendu l’autorité des commandants sur place et a déployé 3000 soldats américains supplémentaires.
Dans un discours prononcé en août 2017, dévoilant sa nouvelle stratégie pour l’Afghanistan et l’Asie du Sud, M. Trump a défendu son approche, soulignant les « résultats spectaculaires de la campagne pour vaincre Daech » obtenus dans les mêmes conditions en Irak, où la bataille de Mossoul se terminait, et où, selon Airwars, les frappes aériennes ou d’artillerie de la coalition ont conduit à plus de 1 066 victimes civiles entre octobre 2016 et juillet 2017.
En octobre 2017, Pompeo, alors directeur de la CIA, a indiqué que l’agence, elle aussi, adopterait une position plus belliciste. La CIA, disait-il, « doit être agressive, vicieuse, impitoyable, implacable ». Pompeo n’a pas précisé où cette nouvelle approche prendrait effet, ni avec qui, se référant de manière vague aux « services partenaires dans le monde entier ». Peu après, la CIA aurait étendu ses activités en Afghanistan, travaillant en étroite collaboration avec la NDS afghane et les forces d’opérations spéciales américaines pour chasser des cibles auparavant considérées comme étant sans grand intérêt et en dessous de leur niveau de rémunération.
Le volet diplomatique de la stratégie a vu le jour un an après la présidence de M. Trump, lorsque son administration a mis de côté le gouvernement afghan et a commencé à négocier directement avec les talibans à Doha, au Qatar. En septembre 2019, Zalmay Khalilzad, un diplomate américain d’origine afghane, représentant spécial des États-Unis pour la réconciliation en Afghanistan, a annoncé que les États-Unis étaient parvenus à un accord préliminaire « de principe » avec les dirigeants talibans.
Les experts s’attendaient à ce que cet accord fixe un calendrier de retrait des forces internationales, conduise à des discussions entre les dirigeants des insurgés et le gouvernement afghan et, espérons-le, mette fin à la guerre. Mais M. Trump a brusquement interrompu les pourparlers après qu’un soldat américain ait été tué dans un attentat suicide le 8 septembre 2019. Le même jour, Pompeo, devenu depuis secrétaire d’État, a déclaré que plus de 1000 talibans avaient été tués au cours des dix derniers jours, illustrant ainsi de façon frappante le contraste entre la rhétorique de la paix et l’escalade de la violence sur le champ de bataille.
À cette époque, les paramètres qui avaient restreint les stratégies antiterroristes américaines à la chasse ciblée de membres de l’États islamique, d’Al-Qaïda ou des talibans de haut niveau avaient été abandonnés depuis longtemps. « Nous ne sommes pas en train de construire une nouvelle nation », avait déclaré M. Trump dans son discours de 2017. « Nous tuons des terroristes. » Les analystes ont estimé que l’escalade de la violence de Trump visait à diminuer le poids des talibans à la table des négociations. Mais les ennemis des américains n’étaient pas les seuls à en payer le prix en Afghanistan.
Au cours de la première moitié de l’année 2019, pour la première fois depuis leur décompte initié il y a dix ans, la mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan a déclaré que les forces pro-gouvernementales étaient responsables de plus de morts civiles que les talibans. Les négociations de Doha ont repris en décembre 2019. Le 29 février, après le succès d’un cessez-le-feu d’une semaine, les talibans et les États-Unis ont signé un accord qui, selon toutes les parties, devrait ouvrir la voie à la fin de la guerre.
Une fois l’accord de paix entériné, les unités de la force de frappe elles-mêmes ont semblé disparaître. Une analyste en sécurité a déclaré à The Intercept que s’il n’y avait pas eu une opération en mai, elle aurait pu croire que « la terre les avait avalés tout entiers ».
C’était un changement majeur par rapport à 2019, lorsque les raids et les frappes aériennes nocturnes étaient utilisés dans tout le pays contre des commandants talibans de bas étage, de simples combattants ou des vendeurs d’héroïne – apparemment, toute personne dont les activités quotidiennes les mettaient en contact avec les insurgés. Dans une grande partie de l’Afghanistan rural, cela signifiait non seulement des hommes adultes, mais aussi de jeunes garçons.
Plus de 6000 madrassas sont enregistrées auprès du gouvernement afghan, mais beaucoup d’autres opèrent dans des zones qui échappent à leur contrôle. Un journaliste de Wardak, qui a demandé à ne pas être nommé en raison de la sensibilité de son travail dans la province, estime qu’il y a jusqu’à six madrassas dans chacun des quatre districts contrôlés par les Talibans où The Intercept a documenté des morts civiles. Les madrassas sont depuis longtemps un terrain de recrutement idéal pour les militants. La plupart des étudiants viennent de familles pauvres et bien que certaines madrassas comportent des classes séculières, peu de garçons reçoivent une éducation formelle en dehors des écoles religieuses.
« Les madrassas sont principalement considérées comme l’épicentre des Talibans », a déclaré Fazal Muzhary du Réseau des analystes d’Afghanistan, un organisme indépendant de recherche basé à Kaboul. Taliban, après tout, signifie « étudiants religieux », et les premières recrues du groupe provenaient des madrassas d’Afghanistan et du Pakistan. Mais la plupart des madrassas en Afghanistan ont des règles d’interdiction des armes qui sont généralement respectées par les combattants locaux. « Certains [étudiants des madrassas] se joindront à nous mais c’est à eux de décider », a déclaré le mollah Abdul Rahman, un commandant taliban du district de Daymirdad, à The Intercept en novembre.
L’unité 01 peut cibler les étudiants religieux parce qu’ils savent que les talibans recrutent dans les madrassas et qu’ils supposent donc une culpabilité par association, a déclaré Gossman, de Human Rights Watch. En conséquence, à partir de 2019, certaines familles de Wardak ont interdit à leurs garçons d’aller étudier dans les madrassas, tandis que d’autres ont complètement quitté la province. Alors que les forces de sécurité peuvent fouiller les madrassas et arrêter les suspects en vertu du droit international, a déclaré Gossman, les cas documentés par The Intercept « semblent être des exécutions sommaires ».
Le futur rôle des agents de la CIA et des unités afghanes qu’ils conseillent est un aspect essentiel de l’accord de paix avec les talibans, mais aucun détail n’a été rendu public à ce sujet. Les dirigeants talibans auraient exigé une réduction de la présence de la CIA en Afghanistan, mais il n’est pas certain que la question ait été incluse dans les annexes classifiées de l’accord, qui n’ont été vues que par les hauts responsables talibans et américains et une poignée de membres du Congrès. Certains responsables de l’administration Trump ont cherché à accroître la présence de la CIA à mesure que les militaires se retiraient, ce à quoi les talibans et le réseau Haqqani, sa puissante et violente branche affiliée dans l’est de l’Afghanistan, s’opposent depuis longtemps.
La CIA autorise déjà les unités de la force de frappe à mener des opérations avec « une marge de manœuvre relativement importante », explique Erica Gaston, une chercheuse externe du Global Public Policy Institute à Berlin. « Je ne pense pas qu’aucun Afghan n’ait une autorité sur eux », ajoute-t-elle.
Même si les forces régulières américaines se retirent, la CIA pourrait maintenir la capacité opérationnelle de certaines de ses unités afghanes de substitution. « Les milices bien entraînées et bien équipées de la CIA sont particulièrement précieuses » et « constituent un redoutable groupe d’acteurs à part entière », note un rapport du Watson Institute for International and Public Affairs de 2019. « Compte tenu de leur statut très bien rémunéré et quelque peu privilégié, il est peu probable qu’elles accueillent favorablement une réduction drastique de leur solde suite à leur éventuelle intégration dans les forces armées régulières ou leur démobilisation. Si la CIA les supprime, ils pourraient renaître en tant qu’armées privées… au service d’individus puissants ».
La présence des talibans à Wardak est discrète mais généralisée. La capitale provinciale, Maydan Shahr, se trouve à environ 48 kilomètres au sud-ouest de Kaboul. Coincée entre deux autoroutes qui se rejoignent à un rond-point, elle constitue plus une artère qu’une ville. Le bazar décrépit de Maydan Shahr est un fouillis de magasins de vêtements sur un ou deux niveaux, avec des robes de filles criardes accrochées aux fenêtres, des poutres d’armature sortant des toits et des restaurants de kebabs crachant une fumée bleue et grasse.
La plus grande des deux autoroutes, théoriquement sous contrôle gouvernemental, suit la large vallée de Wardak vers le sud, menant finalement à Kandahar. Au-delà de Maydan Shahr, dans les districts ruraux de Wardak, la police occupe un nombre décroissant de postes de contrôle le long de l’autoroute, mais elle est à peine visible sur la route, même en pleine journée. Survivre à un voyage hors de leur base, une fois la nuit tombée, est maintenant devenue un jeu de pile ou face, selon plusieurs membres de l’ANSF (ou Forces nationales de sécurité afghanes) à Wardak.
Cette année, depuis que les États-Unis ont accepté de réduire l’utilisation des forces aériennes, les talibans font régulièrement exploser des bombes en bord de route, montent des embuscades contre les convois militaires du gouvernement et mettent en place des postes de contrôle temporaires, fouillant les voitures à la recherche de fonctionnaires, avant de se fondre dans le paysage. Dans les montagnes, après le crépuscule, on peut voir la lueur tremblotante de lampes qui ruissellent dans les vallées comme les feuilles sur un ruisseau. Ces lumières sont celles des talibans « descendant des montagnes », a déclaré le commandant d’un avant-poste de police près de Maydan Shahr à The Intercept lors d’une nuit du mois d’août.
Dans les districts du sud de Wardak, la présence du gouvernement se limite à une poignée de bâtiments assiégés. Les gouverneurs de trois de ces districts vivent en exil à Kaboul, ne se rendant dans leurs circonscriptions qu’une ou deux fois par mois dans des convois lourdement armés, ou dès qu’un hélicoptère est disponible.
Lors des élections présidentielles de l’année dernière, un total de 73 votes ont été comptés dans l’ensemble du district de Wardak à Nerkh, selon un haut fonctionnaire du gouvernement de Nerkh. « Tous ces votes étaient ceux de l’ANSF », a déclaré le fonctionnaire, qui a demandé à ne pas être nommé parce qu’il craignait des représailles pour avoir parlé librement. Même le personnel électoral a dû être transporté par hélicoptère. Ce taux de participation embarrassant était dû, au moins en partie, aux menaces explicites des talibans, non seulement à l’encontre des fonctionnaires électoraux, mais aussi des électeurs. Quelques jours avant le vote, le groupe d’insurgés a publié une déclaration dans laquelle il qualifiait l’élection de « processus frauduleux … entrepris pour tromper le peuple … et protéger les intérêts des envahisseurs ».
« Le reste de [Wardak] est fini », a déclaré à The Intercept le vétéran de la NDS de la province. « Il appartient aux Talibans. Maydan Shahr est tout ce qui reste. »
Les raids du l’unité 01 font partie du problème, selon certains habitants. « Plus ils terrorisent, plus notre nombre augmente », a déclaré à The Intercept le porte-parole des Talibans, Zabihullah Mujahid. « De telles attaques n’auront aucun effet négatif sur le moral de nos moudjahidins. Au contraire, elles ont un effet positif ». Les Talibans sont connus pour exagérer les faits et les chiffres à des fins de propagande, mais la corrélation entre torts causés par les forces étrangères et le recrutement des Talibans est bien documentée.
Dans une rare concordance de leurs points de vue, Mohib, le conseiller afghan chargé de la sécurité nationale, a convenu que les unités de la force de frappe sapaient les efforts du gouvernement pour vaincre les talibans. « Je suis personnellement en désaccord avec la façon dont nous menons la lutte contre le terrorisme », a déclaré Mohib dans une interview l’année dernière. « Je pense que la façon dont nous traitons leurs revendications doit changer et nous devons examiner pourquoi les gens se battent et ce qui peut être fait pour les encourager à agir autrement ».
« Tout américain commandant ou accompagnant ces unités relèverait du Titre 50 », a déclaré Gossman à The Intercept, y compris leurs formateurs de la CIA.
Bien que la formation de ces unités n’ait jamais été annoncée publiquement, les unités 01 et 02 sont probablement parmi celles auxquelles Pompeo faisait référence lorsqu’il parlait d’un « réseau de services partenaires dans le monde entier qui sont prêts à partager des informations, à mener des opérations avec nous, et à nous aider à mener à bien nos priorités ».
En réponse à un rapport de Human Rights Watch de l’année dernière documentant les abus commis par les unités de la force de frappe, la CIA a déclaré que « beaucoup, sinon toutes les allégations faites contre les forces afghanes sont probablement fausses ou exagérées ».
« Les États-Unis sont attachés à l’État de droit », avait déclaré la CIA à l’époque. « Nous ne tolérons pas et ne participons pas sciemment à des activités illégales, et nous travaillons continuellement avec nos partenaires étrangers pour promouvoir le respect de la loi. Nous prenons également des mesures extraordinaires … pour réduire le nombre de victimes civiles … et pour renforcer la traçabilité de nos actions et de celles de nos partenaires ».
Le président afghan Ashraf Ghani a fait face à une pression publique extraordinaire l’automne dernier, après la mort de 14 civils lors de plusieurs raids des forces de frappe dans l’est de l’Afghanistan. Le chef du NDS de l’époque, Masoom Stanekzai, a démissionné, et Ghani a tweeté que le dernier de ces raids meurtriers avait eu lieu « malgré les assurances précédentes et les changements de directives » et qu’il avait « ordonné au procureur général d’enquêter immédiatement sur cet incident, et de traduire ses auteurs en justice ».
Un porte-parole du bureau du procureur général a déclaré cet été que « notre rapport est complet et a été envoyé au Palais présidentiel ». Sans entrer dans les détails, il a déclaré que le rapport « nécessite une enquête plus approfondie de la part de la NDS. Le rapport n’a pas été rendu public, et l’un des porte-parole du palais présidentiel a refusé de répondre aux demandes de The Intercept à ce sujet.
« A Nangarhar, l’unité 02 a été arrêtée – empêchée d’effectuer d’autres opérations » jusqu’à ce que le gouvernement puisse aller au fond des choses, a déclaré Mohib à The Intercept en septembre 2019. Mais les membres de l’unité 02 ont brossé un tableau différent. Un membre actuel de l’unité 02 a dit à The Intercept fin 2019 qu’il avait compris que l’unité serait « régulée », tandis qu’un autre a dit que le rythme des opérations de l’unité ne s’était ni arrêté ni ralenti.
Stanekzai n’est pas tombé loin. Après avoir quitté son poste au sein de la NDS, il a été nommé chef de l’équipe de négociation du gouvernement afghan lors des pourparlers entre le gouvernement et les talibans. Il a d’abord accepté une interview, mais son porte-parole a cessé de répondre aux appels de The Intercept après la mention de l’unité 01. La même chose s’est produite avec d’autres porte-parole de la NDS. Les ministres et vice-ministres afghans de la défense et de l’intérieur ont soit refusé, soit ignoré plusieurs demandes d’interview.
En septembre dernier, selon l’Afghanistan Times, un journal de langue anglaise publié à Kaboul, les anciens des tribus de Wardak ont rencontré Ghani pour demander la fin des raids nocturnes, ainsi que de nouvelles mesures pour empêcher de nouvelles morts civiles dans la province. Selon l’article, le président afghan aurait hoché de la tête.
« Wardak [et] ces endroits autour de Kaboul sont infestés de terroristes et d’insurgés, donc [l’unité 01] ne pouvait pas être complètement arrêtée, mais ils ont été avertis que les procédures complètes … et les règles d’engagement doivent être suivies », a déclaré Mohib à The Intercept.
Si l’unité 02 – basée dans la province de Nangarhar – était arrêtée ne serait-ce que pour une nuit, a déclaré un ancien membre de The Intercept en octobre dernier, « toute la zone orientale s’effondrerait ».
La vérification des antécédents de ceux qui ont été désignés par les recruteurs prend au moins six mois. L’attrait de salaires plusieurs fois supérieurs à ceux offerts aux forces spéciales régulières vaut la peine d’attendre. Les membres des forces d’intervention seraient payés entre 600 et 1 800 dollars par mois en dollars américains. Les paiements sont effectués en espèces, ce qui permet de ne pas connaître l’identité des soldats, même pour le gouvernement afghan. (Les soldats en bas de l’échelle au sein de l’armée nationale afghane sont payés entre 210 et 235 dollars par mois, selon plusieurs soldats qui ont parlé avec The Intercept, et leurs salaires sont directement déposés sur des comptes bancaires).
La formation des unités de la force de frappe est assurée principalement par des conseillers américains et est beaucoup plus rigoureuse que celle des autres unités spéciales afghanes, qui reçoivent également l’instruction du personnel militaire et des prestataires américains dans le cadre de la mission Resolute Support. Si les membres affectés à la collecte de renseignements contribuent à la sélection des cibles, toutes les cibles seraient finalement choisies par la CIA, selon les membres de l’unité.
Les conseillers américains sont chargés de la planification des missions des unités de la force de frappe. Ils « disposent d’informations complètes sur les cibles », qui sont appelées « jackpots », a déclaré un ancien membre de l’unité 02, reprenant un terme couramment utilisé par les forces spéciales américaines. Lors des briefings de pré-mission, cet ancien membre de l’unité 02 a déclaré que les conseillers brossent des portraits percutants de leurs cibles, décrivant leurs crimes supposés, afin de susciter la colère des combattants. Ni les responsables des gouvernements provinciaux, ni les forces de sécurité locales ne sont avertis des missions. « Les gens au sein du gouvernement sont connectés », a déclaré un membre de l’unité 02. « L’information pourrait fuiter. »
Depuis la fin 2018, la quasi-totalité des forces terrestres de l’unité 01 ont été transportées vers et depuis leurs lieux de destination dans des hélicoptères américains CH-47 Chinook. Ils étaient accompagnés et soutenus par divers avions américains, notamment des drones, des jets, des hélicoptères d’attaque et des avions « d’appui aérien rapproché » lourdement armés, conçus spécifiquement pour soutenir les forces terrestres face aux chasseurs ennemis.
Peu de missions de la force de frappe semblent avoir été menées sans personnel américain au sol, selon les responsables gouvernementaux et policiers de Wardak, les membres de la force de frappe et le responsable de la lutte antiterroriste de la NDS qui accompagnait l’unité 01 lors de certains raids. Les raids dans Wardak étaient constants, mais il était presque impossible pour les talibans de prévoir leur emplacement exact. L’écrasante force déployée par l’unité 01 et la réputation redoutable qu’elle s’est forgée ont fait qu’elle a rarement été mise en difficulté lors de ses missions.
Les récits de ceux qui ont survécu à des raids sur leurs maisons ou de leurs villages suivent un schéma similaire : les hélicoptères déposaient les forces terrestres près de leur cible vers 22 heures. Le bruit des tirs et des explosions allait et venait pendant plusieurs heures. Parfois, les voix des paramilitaires se faisaient entendre, parfois celles de leurs victimes. Les hélicoptères revenaient et partaient avec la force terrestre vers 4 heures du matin. Les villageois sortaient avec précaution de leurs maisons avant le lever du soleil pour découvrir quelles étaient les nouvelles victimes choisies par l’unité 01.
« Nous vivons sur le champ de bataille. Nous connaissons la différence entre l’unité 01, l’armée nationale afghane, la police et les étrangers », a déclaré Abdullah, un vieil habitant de Nerkh qui a assisté à des raids nocturnes et a été détenu par une unité qu’il croit être l’unité 01. « Avec l’armée nationale afghane, ces avions – les avions de chasse et les hélicoptères – ne viennent pas vraiment. Mais avec l’unité 01, nous savons qu’il s’agit d’eux parce que les avions sont toujours avec eux : drones, hélicoptères, avions de chasse. Et les Américains viennent avec eux. » (L’armée de l’air afghane ne possède ni n’exploite d’avions de chasse, de drones armés, d’hélicoptères Chinook ou de canonnières AC-130).
Après avoir entendu le bruit des avions militaires pendant des années, les habitants comme Abdullah peuvent également distinguer le bruit des hélicoptères d’attaque et des Chinooks (qui sont utilisés pour le transport), des jets, des drones (connus sous le nom de « bangana », ou moustiques), et du très redouté AC-130, que les habitants appellent « jaaz ». L’AC-130 est le même type d’avion de passagers – généralement équipé d’un canon Gatling à tir rapide, d’un canon antiaérien Bofors de 40 mm et d’un obusier de 105 mm – qui a détruit un hôpital en activité géré par Médecins Sans Frontières, tuant 42 personnes à Kunduz en 2015.
« Chaque nuit, les AC-130 volent », a déclaré l’année dernière le colonel Terence Taylor, commandant de la division aérienne des opérations spéciales conjointes en Afghanistan, à Stars and Stripes. « Les gens qu’ils soutiennent en font la demande chaque nuit ». Lors des missions de soutien à l’unité 01, les équipages des avions tirent souvent au hasard sur les collines environnantes dans des soi-disantes démonstrations de force visant à intimider les éventuels ennemis au sol.
Les conseillers américains sont distants, selon les anciens et actuels membres de la force de frappe, et n’interagissent avec leurs homologues afghans que sur des questions opérationnelles. Les conseillers de l’unité 02 portent des vêtements civils et opèrent depuis un bâtiment situé derrière la caserne de l’unité afghane à Camp Dyer, la base des forces spéciales américaines à l’intérieur de l’aérodrome de Jalalabad. Lors des missions, les Américains portent généralement un camouflage vert dans le style des forces spéciales de l’armée américaine, mais certains portent des uniformes afghans.
Tandis que les officiers de la CIA dirigent les opérations, la plupart du soutien terrestre pendant les missions des unités de la force de frappe, y compris le contrôle de la puissance aérienne, est assuré par les chasseurs prêtés par le Commandement des opérations spéciales conjointes. La CIA utilise des variantes de cet arrangement depuis que le Comité de l’Église a réprimé les excès de l’agence dans le pays et à l’étranger en 1975. Initialement baptisé « Omega » en Afghanistan, le programme retire temporairement aux forces spéciales leur accréditation militaire régulière – un processus connu sous le nom de « sheep-dipping » – et les place sous le commandement de la CIA. Cela permet à la CIA de contourner les restrictions imposées aux combattants qui opèrent habituellement sous l’autorité régulière du titre 10 en temps de guerre, en les plaçant plutôt sous l’autorité du titre 50 de l’agence concernant les opérations secrètes.
Cependant, rien de tout cela n’est partagé avec les membres des unités de forces de frappe. Lorsqu’un membre de l’unité 02 a demandé pour quelle branche du gouvernement ou de l’armée américaine ses conseillers travaillaient, la réponse américaine a été brusque : « Nous travaillons pour le gouvernement afghan. »
Les officiers de renseignement de la force de frappe reçoivent des applications sophistiquées de cartographie par satellite sur leurs smartphones; d’autres dissimulent des photos de surveillance et des informations derrière des applications de façade d’apparence inoffensive, déclare un membre de l’unité 02 à The Intercept, et note que certaines des meilleures sources de l’unité 02 sont des commandants talibans qui pensent que le gouvernement les épargnera s’ils les aident.
Lors des missions, un conseiller américain accompagne chacun des escadrons de sept à dix combattants ; chaque conseiller se voit attribuer un interprète afghan, a déclaré un ancien membre de l’unité 02. Une fois sur le terrain, « quoi que disent les étrangers, nous le faisons », a déclaré un membre de l’unité 02. « Les forces de l’unité 02 n’ont pas la permission ou l’autorité de s’y opposer », ajoutent-ils. « [Nous] ne sommes pas des décideurs, nous sommes des exécutants. »
Dans les années qui ont suivi l’invasion américaine de 2001, les habitants de Wardak ont déposé leurs armes, comme dans une grande partie du pays. Mais à Wardak, cela n’a pas été suivi par la mise en place de fonds de développement, qui avaient pourtant commencé à affluer dans d’autres régions d’Afghanistan. Malgré sa proximité avec Kaboul, c’était une province de troisième rang, avec peu d’importance stratégique. Le spectacle de la capitale voisine – où l’argent étranger a créé des emplois, pavé des routes et construit des immeubles d’habitation, des centres commerciaux et des écoles tape-à-l’œil – a alimenté de nombreux ressentiments à Wardak, qui est restée pauvre et sous-développée.
En 2006, Shuhrat Nangyal, un auteur de Wardak qui a écrit plus de 50 livres sur l’Afghanistan, déclare que le ressentiment s’est transformé en colère. Wardak était fertile en révoltes. Les opérations de déminage des villages menées par les troupes internationales ont encore accru la colère de la population. Les talibans se sont mobilisés et, comme partout ailleurs dans le pays, ont contribué à l’émergence d’une insurrection généralisée.
Pendant quelques années après l’arrivée des troupes américaines à Wardak, il y a eu peu de combats, a déclaré à The Intercept le mollah Abdul Rahman, un commandant taliban du district de Daymirdad. « Ils ne faisaient que prendre les armes des gens. C’était pacifique, tout était détendu ». Mais lorsque les activités américaines sur place sont devenues plus belligérantes – « détruisant des biens et tuant des gens » – les talibans de Wardak ont commencé à se réorganiser. « Nous avons commencé à nous battre contre eux et avons essayé de les chasser. »
« Tous nos rêves sont tombés à l’eau », a déclaré Gul Rahman, un résident de Daymirdad âgé de 37 ans dont le frère de 13 ans a été tué lors de ce qu’il pense être un raid nocturne en mai de l’année dernière. Les Américains ont promis la prospérité, a-t-il dit, mais au lieu de cela, ils ont apporté « l’insécurité et l’instabilité ».
Wardak a été le théâtre de plusieurs incidents majeurs qui ont retourné les populations locales contre les Américains et ont suscité un sentiment de mécontentement plus large. En 2009, des soldats américains ont été accusés d’avoir brûlé des Corans lors d’une patrouille sur place, ce qui a entraîné des protestations dans tout le pays. En 2012, le président afghan Hamid Karzai a forcé les forces spéciales américaines à quitter Wardak après qu’une équipe de Bérets verts ait été accusée d’avoir torturé et assassiné des civils.
La province a également une antipathie profondément envers les milices. D’horribles abus ont été commis par des miliciens contre les Wardakis dans les dernières années du régime communiste au milieu des années 1990. Selon un rapport de HRW de 2011, ces souvenirs ont contribué à ce que les anciens de Wardak rejettent la création d’une nouvelle force locale en 2009. Leurs efforts ont échoué, et la force a quand même été mise en place ; des plaintes pour abus et corruption ont rapidement suivi.
En 2019, selon la Banque mondiale, 60 % des Wardakis vivaient en dessous du seuil de pauvreté. « Les personnes qui en ont les moyens déménagent à Kaboul », a déclaré Gul Rahman, mais « les pauvres et les personnes vulnérables restent dans leur village ». De nombreux habitants de Wardak souhaiteraient envoyer leurs enfants à l’école et à l’université à Kaboul, mais peu d’entre eux peuvent se permettre ce luxe.
La plupart des garçons effectuent quelques années à l’école, puis travaillent dans des fermes pour subvenir aux besoins de leur famille. Plus de 70 % de la main-d’œuvre de Wardak travaille dans l’agriculture, et seul un quart des filles et des femmes de plus de 14 ans savent lire et écrire. Pour de nombreux parents, envoyer leurs fils dans une madrassa, où l’internat et les frais de scolarité sont gratuits, relève plus d’un acte pragmatique qu’idéologique. Un fils qui devient professeur ou prédicateur islamique assure également une certaine stabilité financière à long terme.
Dans les zones contrôlées par les talibans de Wardak, les habitants disent que la vie est simple et austère. Le temps est dicté par le lever et le coucher du soleil et l’appel à la prière cinq fois par jour. Les mois et les années sont mesurés par le changement des saisons. Loin des lignes de front, à part les périodes où les raids nocturnes sont fréquents, la vie est aussi largement paisible. « La seule mauvaise chose », dit Rahman, qui a été forcé de quitter l’école en 9e année pour subvenir aux besoins de sa famille, « c’est la pauvreté. Mais au moins, ma famille et les femmes sont en sécurité ».
« Il n’y a pas de combats », ajoute-t-il. « Juste des raids de nuit. »
Depuis la signature en février de l’accord de Doha qui impose la fin des opérations offensives des forces américaines contre les talibans et vice-versa, les habitants de Wardak qui vivent au plus profond des zones contrôlées par les talibans ont constaté une nette diminution de la violence. « Il n’y a plus de bombardements ni de raids nocturnes », a déclaré Fahim, un résident de 23 ans du district de Daymirdad qui a perdu plusieurs membres de sa famille lors d’un raid en mars 2019. « Les gens sont très heureux – c’est comme le temps de l’Aïd ».
Outre le manque général de gouvernance et les restrictions imposées aux libertés des femmes et à l’éducation non religieuse, en particulier pour les filles, les contrôles des talibans qui affectent peut-être le plus la vie quotidienne des habitants sont ceux sur les communications. Les talibans sont très méfiants à l’égard des espions qui donnent des informations aux forces de sécurité gouvernementales. Avant l’accord de Doha, cette méfiance était si grande que les fournisseurs de services de téléphonie mobile de Wardak étaient obligés d’éteindre leurs tours chaque matin, sauf pendant quelques heures, sous peine de les voir détruites. Les habitants disent que l’interdiction de la télévision par les talibans a été également rétablie dans certaines parties rurales de Wardak.
Certains habitants craignent de conserver des photos sur leurs smartphones, ou même sur les cartes mémoire intégrées, ce que les talibans ont interdit, de peur d’être accusés d’espionnage. Les districts de Wardak sont des trous noirs de l’information, ce qui peut être une des raisons pour lesquelles tant d’atrocités sont passées sous silence. Une autre raison, selon un responsable des médias de Kaboul, est l’importante pression exercée sur les organes de presse afghans pour qu’ils ne fassent pas de reportages critiques sur les forces de sécurité afghanes.
De nombreux habitants de Wardak ont déclarés à The Intercept que l’unité 01 chasse délibérément des civils. « A Nerkh, peu importe si vous appartenez aux talibans ou au gouvernement – vous serez pris pour cible », a déclaré un ancien habitant d’Omar Khail, Shaheen, dont la maison a été détruite par un raid aérien, la même nuit que celle de l’attaque de la madrassa en décembre 2018. Shaheen s’est installé dans le district d’Arghandab à Kandahar, tristement célèbre pour ses violences, où « la sécurité est bien meilleure », a-t-il déclaré à The Intercept l’année dernière. (NDLR : Arghandab a été presque entièrement envahi suite à une offensive massive des Talibans en octobre et novembre dernier).
Il y a quelques années, lorsque les forces américaines étaient basées à Wardak, « elles ne visaient que les talibans », a déclaré Mawlawi Sadiq, un enseignant de la madrassa Omar Khail. « Maintenant, même les gens ordinaires sont visés. » Après le massacre de la madrassa, et avec la nouvelle des autres raids dans le district, Sadiq estime qu’environ 20 % des habitants d’Omar Khail sont partis.
Dans ces cas-là, les gens « n’ont pas d’autre choix », a déclaré Amir Mohammad Malikzai, le gouverneur du district de Sayedabad à Wardak.
Mais les gouvernements et les responsables de la sécurité américains et afghans considèrent souvent que l’acceptation de la présence des talibans dans les villages constitue un soutien tacite et traitent ceux qui se plient aux exigences des combattants comme des cibles légitimes. Shuhurat Nangyal, l’auteur de Wardak, le dit plus crûment : « L’unité 01 pensent que ces gens [vivant dans les zones contrôlées par les Talibans] sont l’ennemi – « tuez-les » ».
En réalité, la sympathie pour les talibans de Wardak dépend principalement de la religiosité du groupe, qui s’accorde avec les traditions locales. Mais le rejet des habitants envers un gouvernement central qu’ils considèrent comme corrompu et incapable de répondre à leurs besoins, ainsi que leur animosité envers les forces de sécurité, sont tout aussi importants. « Personne ne veut d’un gouvernement taliban là-bas ; ils sont contre », a déclaré M. Nangyal. En même temps, « personne ne veut qu’on manque de respect aux talibans. Si vous tuez un Talib [à Wardak], vous tuez un Wardaki. »
***
Quelques heures avant le lever du soleil, le samedi 15 décembre 2018, quelques dizaines de garçons de Wardak ont quitté leur village, seuls ou à plusieurs, pour faire le voyage hebdomadaire vers la madrassa d’Omar Khail, où ils allaient vivre et étudier pendant cinq jours avant de rentrer chez eux pour passer la fin de semaine avec leur famille.
Jamshid et Assad Khan avaient environ 3 kilomètres à parcourir à pied, un voyage qui prenait généralement une heure. Les frères avaient étudié ensemble dans la madrassa Omar Khail pendant quatre ans et connaissaient bien le trajet. Jamshid, 13 ans, était déjà un Qari, quelqu’un qui récite le Coran. Certains soirs après les cours à la madrassa, lui et Assad Khan, 10 ans, jouaient au cricket avec les autres élèves jusqu’à la nuit tombée.
Les chaussures des garçons étaient vieilles et tenaient péniblement avec de la colle. Avant de partir ce matin-là, Jamshid et Assad Khan avaient demandé à leur père de leur apporter de nouvelles chaussures de Kaboul, où il travaillait pendant la semaine à importer des marchandises du Pakistan et à les revendre à des marchands locaux. Il leur a promis qu’il le ferait.
Les garçons sont venus de l’autre côté de Nerkh ce matin-là. Malik Urfan, 12 ans, est venu de Tokarak en vélo ; Safi, 12 ans, apportant sa literie pour la semaine, a pris un taxi partagé avec son cousin Jalal de Pirdad – en tant qu’étudiants de la madrassa, ils n’ont pas eu à payer ; Kamran, 12 ans également, a traversé les champs à pied pendant une heure depuis Suliman Khwar ; et les frères Arman et Rafi, 12 et 9 ans, ont marché ensemble depuis Kosai, une ville voisine. Le ciel était encore sombre lorsque plusieurs dizaines de garçons, dont ceux d’Omar Khail, ont rejoint leur professeur, Mawlawi Sadiq, et l’autre faculté pour le début de la semaine.
Trois jours plus tard, dans la soirée du mardi 18 décembre, après que les garçons et les enseignants vivant à proximité soient rentrés chez eux pour la nuit, les 25-30 élèves restants se sont assis pour un dîner composé de pommes de terre, de haricots rouges et de pain. À 22 heures, ils dormaient dans les chambres qui longeaient un couloir à l’avant du bâtiment ou dans le sous-sol, qui était plus chaud en hiver.
Vers 18 heures, Mortazawa, un commerçant de 23 ans chez lui avec sa famille à Omar Khail entendit le faible bourdonnement d’un drone dans les hauteurs, semblable à celui des moustiques. Il savait qu’il y aurait un raid cette nuit-là.
Il était 22h30 lorsque, dans sa maison familiale située juste en face de la madrassa, Mohammad Ghafar a entendu plusieurs avions rugir au-dessus de sa tête. Il a dit plus tard qu’il les connaissait tous par cœur. L’un d’entre eux – un canon AC-130 – signalait la présence de soldats au sol. Un autre habitant a dit que les avions volaient si bas que les fenêtres de sa maison en tremblaient.
Ghafar monta à l’étage et jeta un œil par une petite fenêtre donnant sur la madrassa, de l’autre côté de la route. Quelques minutes plus tard, une colonne de véhicules blindés s’abattit sur le village. Les soldats marchaient à côté des véhicules, passant sous sa fenêtre. « Il y avait un mélange de soldats afghans et d’Américains », se rappelle Ghafar.
Le convoi a continué à avancer, pris le contrôle de la zone, puis retourna devant la madrassa. Des dizaines de soldats remontèrent l’allée à pied. Ghafar entendit alors une forte explosion et vit un flash de lumière. Ils avaient fait sauter la porte d’entrée de la madrassa. Ghafar s’éloigna de la fenêtre et se dépêcha de retourner auprès de sa famille en bas.
À ce moment-là, bien que les maisons du village étaient restées dans l’obscurité, presque tout le monde à Omar Khail était réveillé. Un vendeur de fruits confia que ses deux jeunes sœurs étaient terrifiées. « Tout le monde essayait de les faire taire. Parfois mon père les tenait, parfois ma mère et parfois moi. »
Les hommes du village étaient également inquiets. Ils avaient entendu des histoires sur le fait que l’unité 01 prenait pour cible des maisons civiles à Wardak. C’est la cohérence de leurs tactiques, ainsi que leurs ressources et leurs capacités, qui ont fait la réputation de l’unité 01 dans toute la province. Cela, et les regards vides que les familles des victimes et les anciens du village ont reçu lorsqu’ils ont confronté plus tard les autorités gouvernementales au sujet des dégâts et des décès.
Dans l’une des chambres du dortoir de la madrassa, Bilal, 12 ans, se recroquevilla avec sept autres garçons tandis que les deux soldats afghans qui avaient fait irruption emmenèrent les deux étudiants les plus âgés. « Il y avait des Américains dans le couloir », a-t-il dit à The Intercept. « On pouvait les entendre parler. »
Mawlawi Sadiq, l’un des quatre enseignants de la madrassa, avait commencé son premier poste d’enseignement avec de jeunes étudiants religieux à Omar Khail il y a sept ans. Les Talibans n’avaient alors qu’une présence limitée dans le village ; en deux ans, cependant, celui-ci était fermement sous leur contrôle. Mais Sadiq avait maintenu une neutralité prudente, selon plusieurs habitants. Il « n’a déclaré aucune sympathie pour le gouvernement ou les talibans », a affirmé un homme. « Il se contentait d’enseigner à ses étudiants. »
Sadiq et sa famille ont également été réveillés par le vacarme cette nuit-là. Leur maison se trouvait à moins d’un kilomètre de l’endroit où le convoi s’était arrêté, près de la madrassa. Son père, situé dans une autre pièce l’avertit: « Ne sors pas ! Tu vas te faire tirer dessus ! »
« Le bruit s’est arrêté avant le lever du soleil », dit Sadiq. Après la prière de l’aube, alors que le premier lavis de couleur remplissait le ciel oriental, il quitta sa maison avec son frère. Ils marchèrent rapidement. D’autres vinrent aussi ; la nouvelle s’était répandue que la madrassa avait été attaquée, et les villageois convergèrent de toutes les directions.
« Quand j’ai vu cette horrible scène, je me suis évanoui », dit Sadiq, en enfouissant son visage dans ses mains et en pleurant doucement. « Quand je l’imagine », dit-il, « cela me torture. ».
Abdullah, un voisin de 50 ans, était également présent. « Au début, quand nous avons ouvert les portes, les garçons ne pouvaient même pas marcher ou parler », explique-t-il, en désignant ceux qui étaient encore en vie. « Leurs mains tremblaient [et] leurs yeux étaient hagards. »
Les hommes ont fait sortir les garçons, en essayant de les protéger de la vue du massacre. Un des survivants, un garçon de 8 ans, a vu à l’intérieur d’une pièce où les corps déformés de cinq de ses camarades de classe gisaient sur le sol. « Ils vont revenir », a-t-il dit à Abdullah, « et ils vont nous tuer. »
Des voitures furent envoyées pour ramener la douzaine de garçons survivants à la maison.
Lorsque deux frères, âgés de 7 et 8 ans, arrivèrent à la maison, leur frère aîné Zainullah vit la terreur sur leurs visages. « Ils n’ont pas pu parler pendant trois jours », dit-il. « Quand ils ont parlé, ils nous ont dit que les soldats ont pris les élèves les plus âgés, les ont mis contre le mur et ont ouvert le feu devant nos yeux. » Les frères ont dit qu’ils avaient été épargnés à cause de leur jeune âge.
L’un des jeunes enseignants de la madrassa – « il avait peut-être 16 ans » – était le garçon le plus âgé qu’Abdullah ait vu parmi les morts. Les hommes qui reconnaissaient les garçons morts se sont mis à contacter leurs familles ; lorsque les téléphones ne fonctionnaient pas, ils envoyaient un message en voiture. Avant que les pères et les frères n’arrivent, « nous avons disposé les corps et nettoyé certains visages », a déclaré Abdullah. « Nous ne voulions pas que les familles voient où et comment ils avaient été tués ».
Peu de temps après, une foule s’était rassemblée, et un par un, les corps ont été déplacés à l’extérieur et conduits ailleurs. Assad Khan et Jamshid, les frères dont le père avait promis de leur apporter de nouvelles chaussures, figuraient parmi les morts.
Leur père, Mahmoud, était encore à Kaboul quand sa femme a appelé en panique. Elle ne lui a pas dit ce qui n’allait pas, mais lui a ordonné de rentrer à la maison immédiatement. En sortant de Kaboul, il s’est arrêté dans un bazar et a acheté deux paires de chaussures pour enfants. Il est arrivé à la maison en milieu de matinée, peu de temps après les corps de ses fils.
« Qu’Allah les détruise tous », a-t-il dit, se souvenant du moment où il a vu ses enfants morts. Il y avait de nombreuses blessures par balle. Conformément à la coutume islamique pour les martyrs tués à la guerre, ils ont été enterrés non lavés, portant les vêtements dans lesquels ils avaient été exécutés.
Le frère de deux autres garçons tués dans la madrassa a juré de se venger des Américains. « Nous ne sommes pas dans leur pays », a-t-il déclaré à The Intercept. « Ils sont dans notre pays et nous attaquent. … je me vengerai pour mes frères et tous les autres innocents tués. »
Quand Mawlawi Sadiq, le professeur des garçons, reprit conscience après s’être évanoui dans la madrassa, il était chez lui. Son état psychologique était tel que son père ne l’a pas laissé sortir de la maison pour assister aux prières funéraires ou aux enterrements.
Le lendemain, il est allé à la madrassa. « Il y avait des chaussures et des livres partout », dit-il. « Il y avait des impacts de balles à l’intérieur de la madrassa et aussi au sous-sol, sur les sols et les murs. … Il y avait du sang partout. »
Lorsqu’on lui a demandé s’il y avait une chance que les garçons soient des combattants, Sadiq a été catégorique : « Non, il n’y a aucune chance », a-t-il répondu. « Je connaissais les occupations de ces garçons. C’étaient des enfants. »
Sadiq n’a pas repris son activité d’enseignant depuis le raid.
Aujourd’hui, Assad Khan et le père de Jamshid, Mahmoud, oscillent sans cesse entre culpabilité, désespoir et souhaits de vengeance. Pendant l’hiver enneigé qui a suivi la mort de ses fils, il refusa de porter des chaussures parce qu’il n’en avait pas fourni à ses garçons. Lorsqu’un canal d’irrigation qui passait devant sa maison a été inondé, il n’a pas pu se résoudre à le dégager. L’eau s’est infiltrée sous le mur jusqu’à ce qu’il s’effondre. Comme Mahmoud avait cessé de travailler et n’avait pas d’argent, ses voisins ont payé les réparations.
Chaque fois qu’il voit des policiers ou des soldats afghans, il les attaque avec n’importe quelle arme à sa portée. Il a été battu à plusieurs reprises pour ses agissements. Mais sa plus grande colère est réservée aux Américains. « Si je me venge », dit-il, « si j’en tue au moins deux ou trois, le feu dans mon cœur s’éteindra. »
Sa femme, Malika, s’est mise aux rituels. Le jeudi soir, dit Mahmoud, elle dépose sur des oreillers les deux turbans de soie que ses fils portaient à la madrassa et dit à la pièce : « Aujourd’hui, mes fils rentrent à la maison » Et, chaque matin et chaque soir, elle nettoie les chaussures que Mahmoud a ramenées de Kaboul et les dispose pour ses garçons.
Vous pouvez retrouver la version anglaise de l’article sur The Intercept