Bien que la crise du Coronavirus ne soit pas une crise d’origine financière, elle a révélé des fragilités profondes des marchés financiers et une interdépendance en grande partie non-désirable avec l’économie réelle. Celles-ci trouvent leur source dans la combinaison entre l’exposition élevée des agents financiers, l’interconnexion des marchés globaux, une sous-évaluation du risque, une politique monétaire qui alimente les bulles ou encore l’aléa moral des banques et des entreprises too big to fail.
En 2007, les acteurs financiers avaient soudainement réévalué les risques inconsidérés qui avaient été pris sur le marché immobilier américain. Cette fois, le choc de la pandémie de COVID-19 est complètement exogène mais la réaction initiale des marchés a été brutale face à la réalisation que les économies allaient tourner au ralenti pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois et que nombre d’entreprises étaient dans une situation fragile. La chute concomitante des cours du pétrole à la suite des différends entre Russes et Saoudiens n’aide en rien.
Fin mars 2020, l’indice Dow Jones avait effacé l’ensemble de ses gains depuis l’élection de Donald Trump. Les faillites d’entreprises se sont multipliées dès le début du mois de mars. La liquidité s’est tarie sur les marchés et pour les entreprises avec des trésoreries fragiles qui allaient restées longtemps fermées, la situation devenait inquiétante.
Dans cette crise que nous traversons, la première réaction de la BCE et des États a été de soutenir l’économie et le système financier.
Les intentions étaient louables : garantir le fonctionnement du système financier, soutenir les entreprises et les citoyens qui se retrouvaient sans activité ou en activité partielle. Toutefois on peut s’interroger sur la mise en œuvre et les modalités de ces soutiens.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, les marchés financiers n’ont pas retrouvé leurs niveaux de début d’année, mais ils ont fortement rebondi. Les plans de soutien des États européens et des États-Unis ainsi que l’action des banques centrales, qui se sont remises à acheter massivement des titres et à offrir de la liquidité sans limite sont les principales raisons de ce rebond. Alors que cette crise est loin d’être terminée, ce n’est pourtant pas l’éventuelle perspective d’une forte reprise économique qui a propulsé les marchés puisque les faillites ne font que débuter et que le chômage continue d’augmenter. L’impact pour les marchés est positif mais on peut s’interroger sur les résultats macroéconomiques des actions entreprises.
Cette note se propose donc d’analyser les outils de gestion de crise et les mesures macroprudentielles que nous pouvons mettre en place en plus de celles qui existent déjà, puis de proposer des mesures microprudentielles, notamment sur la composition des bilans bancaires.
I. Permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie et prévenir les bulles
Il convient de permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie réelle. En effet, aujourd’hui la banque centrale compte sur les banques commerciales et les marchés financiers pour « relayer » ses décisions et in fine impacter l’économie réelle. Or depuis quelques années et l’apparition des technologies de registres distribués (distributed ledger) qui sous-tendent notamment les cryptomonnaies comme le Bitcoin, les banques centrales pourraient émettre directement des monnaies digitales, ce qui leur rendrait le contrôle non seulement sur la création monétaire mais aussi sur le système de paiement, aujourd’hui contrôlé par les banques commerciales. Un certain nombre d’études et de travaux plaident pour ces fameuses central bank digital currency (CBDC)[1]. Dans cette hypothèse, la banque centrale assurerait les fonctions d’une banque commerciale traditionnelle et devrait agir dans un environnement où elle serait en concurrence avec celles-ci (il va sans dire qu’une position de monopole n’est pas souhaitable). La banque centrale pourrait directement financer l’économie réelle et orienter le crédit, par exemple en faveur des enjeux climatiques. C’est pourquoi, une telle banque centrale devrait aussi faire l’objet d’un contrôle démocratique renforcé et d’une transparence exemplaire.
Proposition n°1 : Permettre à la BCE d’émettre sa propre monnaie digitale pour agir directement sur l’économie et renforcer son contrôle démocratique.
La prévention des bulles doit également être un objectif poursuivi par la banque centrale. Depuis une dizaine d’années, les liquidités injectées par les banques centrales dans le système financier mondial n’ont pas permis une reprise aussi forte qu’escomptée, et ce particulièrement en zone euro. Inonder les marchés de cash et offrir des prêts « gratuits » aux banques a certes évité une forte récession et eu, dans une certaine mesure, des effets bénéfiques sur l’investissement et l’emploi, mais elle a surtout contribué à la formation de bulles. La banque centrale américaine, la Fed et la Banque Centrale Européenne (BCE) sont souvent pointées du doigt ces dernières années comme étant à l’origine d’une bulle sur l’ensemble des marchés, financier comme non-financiers.
Prenons l’exemple du marché immobilier. Selon un rapport du Secours Catholique, publié en 2018 en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch[2], plus de la moitié des crédits bancaires à destination des particuliers et des entreprises sont dirigés vers le secteur immobilier dans les dix-sept économies les plus avancées. De plus, une part conséquente de ces crédits ne commandent pas la construction de bâtiments neufs, ce qui correspondrait à une stimulation de la production, mais sont destinés à l’achat de logements déjà construits. Selon le même rapport, « lorsque la croissance du volume du crédit immobilier est plus importante que la construction de nouveaux logements, elle fait monter les prix de l’ancien et entraîne la formation de bulles ».
Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, « la stabilité financière nécessite la mise en œuvre de politiques […] macroprudentielles (surveillance du crédit, des prix d’actifs sur les marchés boursiers, immobiliers…) qui impliquent les autorités de surveillance et les banques centrales et les obligent à coordonner leurs efforts […] La seule véritable parade contre le risque systémique résiderait dans une politique macroprudentielle qui surveillerait de près le cycle du crédit et celui des prix d’actifs »[3]. Très concrètement, la banque centrale, dont la fonction inclut également la mise en œuvre de politiques prudentielles, a à sa disposition un instrument de politique monétaire tout désigné : l’encadrement du crédit. Elle peut décider de limiter les volumes et/ou les montants de certains crédits.
Proposition n°2 : Encadrer le crédit lorsqu’il alimente des bulles qui font peser un risque important sur l’économie réelle.
II. Mettre un terme à la mutualisation – sans condition – des pertes
Les crises requièrent souvent une intervention forte et massive des pouvoirs publics pour soutenir l’activité et sauvegarder les emplois, ils ne doivent pas se contenter de signer des chèques en blanc. À la suite de la crise de 2007, au cours de laquelle les États européens avaient dû largement soutenir les banques, les autorités avaient durci la réglementation en introduisant le principe de « bail-in » qui revient à faire contribuer les actionnaires et les réserves de la banque en premier lors d’une crise. Même si les exemples récents des banques régionales italiennes ont montré que ce principe était difficile à mettre en œuvre, on observe avec la crise du coronavirus, qu’un tel principe ne s’applique pas aux entreprises traditionnelles toujours en quête de « bail-out » (i.e. le sauvetage public). Même lorsque l’on a affaire à des grands groupes avec des positions financières solides, ils sont éligibles aux dispositifs de soutien comme le chômage partiel. Lorsqu’ils sont en difficulté, ils agitent un chantage à l’emploi pour obtenir des deniers publics. Il faut mettre un terme à ce système où les profits sont privatisés et les pertes sont mutualisées.
En contrepartie des aides, l’État a un levier d’action considérable : il doit exiger la fermeture des filiales dans les paradis fiscaux, interdire les versements des dividendes sur une période définie ou exiger des engagements sociaux et environnementaux.
Proposition n°3 : Conditionner les aides d’État aux grandes entreprises à des exigences sociales, fiscales ou environnementales.
III. Renforcer la réglementation sur les produits financiers et pratiques toxiques
L’usage des produits dérivés, apparus dans les années 1980, s’est fortement intensifié au cours des dernières décennies avec la libéralisation financière. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), le notionnel des dérivés est de l’ordre de 558 000 milliards de dollars à la fin 2019[4]. Apparus initialement pour répondre à la volatilité des cours des devises, ils deviennent rapidement un outil spéculatif déstabilisateur et/ou procyclique. Notamment, puisqu’ils permettent de parier purement et simplement contre un actif sans le détenir. En effet, lorsque le cours de ces derniers chute de manière prononcée, les produits dérivés qui parient contre leur cours voient leur prix augmenter, car ils représentent un pari potentiellement gagnant à court terme. Ces comportements peuvent parfois avoir des conséquences désastreuses ou accentuer des crises[5]. Le dernier exemple en date semble être celui des contrats futures sur le baril de pétrole américain (dit WTI pour West Texas intermediate). Preuve supplémentaire de leur caractère déstabilisateur, les États-Unis ont pris la décision d’interdire certains types de produits dérivés afin de ralentir la chute des cours des sous-jacents et de diminuer l’amplitude de leurs variations.
Force est de constater que ces instruments financiers, censés aider à stabiliser les cours, finissent par avoir l’effet exactement inverse. Certaines avancées ont été faites en la matière, notamment la mise en place de différentes chambres de compensation (comme LCH. clearnet et Eureux Clearing AG au niveau européen) pour sécuriser le marché du gré-à-gré (ou OTC pour over the counter). Il s’agit là du règlement EMIR pour l’Europe et du Dodd-Franck Act aux USA. Nous n’analyserons pas ici le contenu de ces règlements de manière exhaustive mais nous avançons que malgré les diverses contraintes imposées aux investisseurs, le risque systémique ne disparaît pas. En effet, en cas de crise majeure, les chambres de compensation, imposées par ces règlements, ne suffisent pas à compenser les pertes globales.
Nous devons aller plus loin, tout en sachant que toute régulation au niveau européen doit se coordonner, notamment avec les États-Unis, ce qui réduit considérablement notre marge de manœuvre. Par conséquent, nous pouvons d’ores et déjà commencer par établir des règles simples et agir en priorité sur les actifs qui peuvent poser les plus grands risques pour les États et les citoyens : les devises, les obligations souveraines et les matières premières.
En ce qui concerne les devises, nous préconisons de mettre en place des facilités de swaps illimités entre les grandes banques centrales (Fed, BCE, Banque d’Angleterre etc.) et leurs homologues des pays émergents, ce qui leur permettrait de se refinancer en hard currency (dollar, euro, etc.) en cas d’attaque spéculative.
Interdire l’achat ou la vente de produits dérivés sur les matières premières, notamment agricoles, à tout acteur n’étant pas ou ne représentant pas un industriel ou un producteur permettrait d’endiguer la spéculation sur celles-ci. Enfin, les transactions sur des dérivés ayant pour sous-jacent une dette souveraine pourraient être conditionnées au fait que l’une des contreparties détient effectivement la dette en question et cherche bien à se couvrir d’un risque. Ces mesures ne permettraient pas d’endiguer toutes les attaques spéculatives, mais elles auraient le mérite de les réduire significativement et pourraient être mises en œuvre par les autorités nationales telles que l’AMF en coordination avec les chambres de compensation.
Proposition n°4 : Réduire les comportements spéculatifs sur les devises en mettant en place des swaps illimités entre banques centrales et sur les matières premières et la dette souveraine en limitant les transactions aux agents économiques qui cherchent véritablement à se couvrir.
Au-delà de certains produits financiers qui peuvent se révéler néfastes, certaines pratiques sont également contestables. Le trading à haute fréquence (THF) fait partie de ces méthodes de trading controversées. Réputé pour sa prétendue tendance à réduire les spreads[6], le THF présente bien d’autres désavantages. D’un côté, il nuit aux investisseurs classiques à travers la possibilité de faire du latency arbitrage[7] et, d’un autre côté, il permet aussi des manipulations de marché illégales avec des pratiques telles que le quote stuffing[8] ou le spoofing[9]. À partir du moment où une part conséquente des transactions financières sont le fruit du THF, entièrement réglé par des algorithmes, le système dans son ensemble s’expose à des bugs récurrents qui peuvent causer une panique sur les marchés – amplifiée par le même THF – comme le 6 mai 2010, date à laquelle le Dow Jones a perdu 20% de sa valeur en à peine vingt minutes.
Le THF n’est pas interdit par l’Autorité des marchés financiers (AMF) mais reste toutefois surveillé, notamment pour y sanctionner les fraudes, ou plutôt pour tenter de le faire. Si l’AMF peut infliger des amendes aux acteurs financiers qui utilisent le THF pour frauder, nous pouvons prolonger cette logique pour dissuader tous les acteurs financiers d’utiliser le THF sous peine de sanctions financières. Il serait en revanche plus difficile d’en passer par une interdiction pure et simple au niveau national, notamment parce que la Bourse de Paris – entièrement informatisée – est logée dans des serveurs à Londres.
Au-delà du risque systémique posé par le THF, cette pratique lèse tous les participants de marché : les vendeurs vendent moins cher qu’ils pourraient et les acheteurs achètent plus cher qu’ils pourraient. En somme, il s’agit d’un impôt implicite qui profite à des acteurs privés et devrait être purement interdit.
Proposition n°5 : Interdire le THF au niveau européen et imposer des sanctions aux acteurs nationaux qui y recourent via l’AMF.
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