Les deux candidats étaient dans un mouchoir de poche après une campagne acharnée des médias et de presque toute la classe politique contre le candidat de gauche Pedro Castillo. Arrivé en tête au premier tour avec 18,1% des voix (contre 14,5% pour Keiko Fujimori), le candidat du parti progressiste, féministe et écologiste Peru Libre a été élu président du Pérou avec 50,20% des voix sur 99,8% des bulletins de vote dépouillés au moment où cet article est écrit.
Pratiquement deux mois se sont écoulés entre le premier tour (11 avril) et le second (6 juin). Pedro Castillo et son projet étaient donnés favoris dans tous les sondages : réaliser une réforme économique dans laquelle l’Etat assumerait le rôle d’entrepreneur pour concurrencer le secteur privé, nationalisation d’entreprises dans les secteurs des mines, du pétrole, du gaz et des communications, et revalorisation des salaires (entre autres). Surnommé « le candidat des pauvres » par la presse du monde entier, cet instituteur de campagne a été propulsé sur le devant la scène nationale suite à une grève enseignante qu’il a menée en 2017. Il a affronté Keiko Fujimori, candidate de la droite dure, fille de l’ancien dictateur Alberto Fujimori (actuellement en prison pour crimes contre l’humanité), elle-même poursuivie pour blanchiment dans une affaire de corruption, héritière et farouche partisane d’un courant d’extrême droite autoritaire et néo-libéral… derrière qui se sont rangées les élites médiatiques et politiques.
Pendant deux mois, face à la popularité du candidat de gauche, la droite et les médias se sont mis en ordre de bataille pour détruire Pedro Castillo : du classique argument-épouvantail « le Pérou serait un nouveau Venezuela si Castillo venait à être élu », à un attentat terroriste perpétré 15 jours avant le second tour par le Sentier Lumineux, guérilla créée dans les années 70 quasi-inactive aujourd’hui , faisant 18 morts, et largement instrumentalisé par Keiko Fujimori qui accuse son rival depuis le début de la campagne d’avoir des liens avec la faction maoïste. Ce que Castillo a toujours fermement nié.
En réponse et face au risque de voir à nouveau un Fujimori à la tête du Pérou, des centaines de milliers de Péruviens se sont mobilisés dans d’immenses manifestations nationales contre la candidature de Keiko Fujimori. À Lima, des associations féministes et LGBT, des artistes et des milliers de citoyens ont défilé en criant « Non à Keiko » ou encore « Fujimori jamais plus », exprimant leur volonté de tourner la page du fujimorisme une bonne fois pour toute ainsi que leur ras-le-bol de la corruption dans leur pays, l’un des plus néolibéraux d’Amérique du Sud.
Après un match très très serré étalé sur plusieurs jours, le temps que les bulletins de votes issus des provinces et campagnes arrivent (majoritairement favorables à Pedro Castillo), ainsi que ceux des Péruviens établis à l’étranger (favorables à Fujimori), le candidat des pauvres a finalement remporté l’élection, avec une avance d’environ 100 000 votes. Il a appelé à rester vigilants pour défendre la volonté populaire : « Chers héros et héroïnes de la démocratie, il manque encore des votes dans certains coins de notre Pérou bien-aimé et à l’étranger. Par conséquent, nous devons être très attentifs à défendre la volonté populaire jusqu’au dépouillement du dernier vote. Nous avançons. »
« Nous devons être vigilants pour défendre la démocratie qui s’exprime dans chacun des votes, à l’intérieur et à l’extérieur de notre cher Pérou. Nous ne pouvons pas nous reposer. Que cette veillée historique permette la renaissance d’un nouveau pays. »
Dans un discours prononcé mardi soir devant ses partisans, il a ajouté : « Nous serons un gouvernement qui respecte la démocratie, la Constitution actuelle et nous créerons un gouvernement avec une stabilité financière et économique. »
La candidate d’extrême droite, elle, rejette le verdict des électeurs et parle de fraude. Les grands cabinets d’avocats de Lima, qui représentent les secteurs qui ont majoritairement opté pour Fujimori, présenteront ce mercredi des pétitions visant à annuler plus de 100 000 votes en faveur du candidat de gauche Pedro Castillo. Rappelons que la défaite pour Keiko Fujimori implique le retour des poursuites en justice : le parquet a requis 30 ans de prison dans l’immense affaire de corruption Odebrecht pour laquelle elle a déjà passé 16 mois en détention préventive.
Un résultat qui montre un Pérou divisé, mais un Pérou qui écrit son histoire. Après le Chili qui a voté pour réécrire sa constitution en rupture avec celle hérité de l’ère Pinochet, après le Brésil où le peuple manifeste en masse contre Bolsonaro et où Lula est donné favori pour l’élection de 2022, après la Colombie où le peuple se soulève contre la politique d’extrême droite d’Ivan Duque… Quelque chose se passe.