« Si je ne le fais pas, le drame de l’agent orange sera enseveli dans le passé. » À 82 ans, on pourrait croire que Tran To Nga a rangé les gants, mais au contraire, elle ne retient plus ses coups : la journaliste franco-vietnamienne continue de se battre pour faire reconnaître par la justice le premier écocide de l’histoire. Elle traîne aux tribunaux quatorze sociétés de l’industrie comme Monsanto ou encore Dow Chemical. En cause : l’agent orange, un puissant défoliant déversé sur le Vietnam par l’armée américaine entre 1964 et 1975 pour anéantir la forêt où se trouvaient des combattants vietcongs.
Près de 4,8 millions de Vietnamiens ont été directement exposés. Les 90 millions de litres de produits chimiques déversés sont responsables de la déforestation et de la pollution des sols, mais aussi de maladies pour ceux qui ont été exposés : chloracné, cancers (notamment le lymphome non hodgkinien), maladies neurodégénératives mais aussi troubles reproductifs dont les effets sont encore visibles de nos jours. Tran To Nga est née en 1942 dans l’Indochine française, elle s’était engagée dans le mouvement indépendantiste du nord du Vietnam et avait couvert la guerre comme journaliste. C’est à ce moment que la militante a été exposée à l’agent orange, et elle en paiera lourdement le prix : un diabète de type 2 avec une allergie à l’insuline, deux tuberculoses, un cancer et la mort d’une de ses filles suite à une malformation cardiaque.
Lors d’une audition organisée par le groupe d’amitié France-Vietnam à l’Assemblée Nationale, Tran To Nga nous raconte l’enfer qu’elle a vécu pendant la guerre et les conséquences dramatiques de l’agent orange. « Ma mère a été capturée par l’armée américaine et a été torturée. J’ai reçu un nuage de pendage sur moi. Mes enfants sont nés avec quatre malformations cardiaques et j’ai perdu mon premier enfant comme ça. Je me suis toujours accusée d’être une mauvaise mère », témoigne la journaliste, devant des députés et des collaborateurs de tous bords qui cachent tant bien que mal leur émotion.
Malgré la difficulté du combat, Tran To Nga garde espoir. En portant plainte contre 14 multinationales, telle David contre Goliath, elle savait que c’était un marathon interminable qui débutait. Onze ans de procédures juridiques plus tard, le tribunal d’Évry a jugé irrecevables les demandes de la journaliste. La justice a estimé que les sociétés avaient agi « sur ordre et pour le compte de l’État américain, dans l’accomplissement d’un acte de souveraineté », est-il indiqué dans la décision. Pourtant, il existe beaucoup d’arguments juridiques sur le sujet que l’avocat William Bourdon, membre du comité international de soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent orange, a développés lors des audiences.
D’abord, la toxicité de l’agent orange n’était pas un secret : en 1988, le docteur James Clary, scientifique de l’armée de l’air américaine, reconnaîtra que le danger résultant de la contamination de l’herbicide par la dioxine était connu et que sa formulation militaire avait une concentration plus élevée en dioxine que celle destinée aux civils. Si plusieurs dirigeants d’entreprises ont prétendu qu’ils ignoraient la nocivité de leur pesticide sur la santé humaine, William Bourdon a débunké cet argument lors de l’audition après une enquête poussée de son cabinet qui révèle des notes internes, des rapports et des correspondances entre plusieurs de ces firmes suite à des accidents dans plusieurs usines qui ont provoqué l’inquiétude des dirigeants. En vain : « la justice française n’a pas à s’immiscer dans les affaires d’un autre État ou dans une action accomplie dans l’intérêt d’un service public », a conclu le président du tribunal. Une aberration pour le droit international, explique l’équipe de défense de Tran To Nga, qui n’a pas hésité à faire appel.
« C’est la politique qui complique notre bataille », regrette Tran To Nga, lors de son audition au Palais Bourbon. » Notre procès est unique. Avant cela, Monsanto et les autres firmes n’ont jamais répondu, n’ont jamais eu à rendre des comptes. La portée de ce procès dépasse la bataille juridique : il incarne le combat d’une militante infatigable contre les puissances économiques de notre monde, immunisées par la puissance de leurs moyens et habituées depuis trop longtemps à ne pas rendre de comptes. C’est aussi le procès d’un écocide. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le terme a été utilisé pour la première fois, dans la bouche du biologiste Arthur Galston, à l’occasion de la Conférence sur la guerre et la responsabilité nationale à Washington en 1970. Un succès créerait un précédent important, nous permettant d’avoir un arsenal pour lutter contre les abus chimiques que nous impose l’industrie. C’est enfin un procès contre un crime colonial, dont cette caractéristique apparaît d’autant plus clairement que des victimes militaires étatsuniennes ont déjà été indemnisées depuis de nombreuses années, au contraire des victimes civiles vietnamiennes. Pour être crédible, le droit international ne doit pas permettre aux puissances occidentales d’être exemptées de leurs responsabilités, mais doit permettre de soutenir les victimes, d’où qu’elles viennent.
S’il est incarné brillamment et avec courage, ce combat de Tran To Nga ne doit donc pas rester uniquement le sien et doit tous nous engager car l’agent orange a massivement tué, a considérablement pollué et détruit un écosystème, et il continue, surtout, d’impacter la santé des descendants de ceux qui l’ont subi et de dérégler le vivant. Cent mille enfants sont ainsi atteints d’anomalies congénitales sérieuses. Contrairement à l’image que nous renvoient nos livres d’histoire à l’école, la guerre du Vietnam n’a rien d’une guerre lointaine ; elle continue, de manière insidieuse. Ce combat de Tran To Nga dépasse en fait largement le cadre de l’agent orange. Une victoire dans ce procès serait un puissant signe d’espoir pour toutes celles et ceux qui sont confrontés à l’impunité des multinationales ou à l’impérialisme des puissances occidentales. Tran To Nga a elle-même eu ces mots, qui resteront gravés dans la mémoire de celles et ceux qui les ont entendus, dans cette salle de réunion à l’Assemblée où elle nous a regardés fixement pour conclure : « Ne me lâchez pas ! » Le meilleur moyen de tenir parole est d’être au rendez-vous pour le rassemblement organisé pour soutenir Tran To Nga dans son combat le 4 mai à 14h, sur la place de la République de Paris, trois jours avant son procès en appel historique contre les fabricants de l’agent orange.
La France Insoumise y sera pour demander que justice soit enfin rendue pour les victimes de l’agent orange.