Trouver à Tokyo le Women’s Active Museum on War and Peace (WAM) n’a pas été chose aisée. Ce petit musée unique en son genre est très discret. Le sourire chaleureux de Mina Watanabe, coordinatrice du musée, nous y accueille. Le WAM rend hommage à celles que l’on appelle par euphémisme les « femmes de réconfort » et qui ont en fait été les victimes d’un système d’esclavage sexuel de masse organisé par et pour l’armée japonaise à travers toute l’Asie et la zone de l’Océan Pacifique.
En vérité, ma visite m’aura donné l’occasion de découvrir l’impressionnante Yayori Matsui, qui eut pour dernière volonté la création de ce musée. Souffrant de problèmes de santé, elle avait commencé ses études sur le tard, et au cours de celles-ci s’était rendue aux États-Unis, puis en France, où la déception avait été vive à chaque fois. Là où elle pensait trouver de l’égalité, elle avait été confrontée au racisme et au sexisme. Partie en bateau depuis Marseille pour découvrir la côte africaine, elle avait aussi été marquée par l’extrême pauvreté des habitants. Tout cela avait contribué à faire d’elle une grande activiste pour les droits humains. Une des rares femmes journalistes à l’époque au Asahi Shimbun – l’un des grands quotidiens nationaux japonais, elle a pu entrer en contact avec des « femmes de réconfort » ayant survécu, et elle a beaucoup travaillé à sensibiliser à la question de l’esclavage sexuel. Elle a organisé le Tribunal populaire des crimes de guerre contre les femmes de 1998 à 2000. Il était consacré aux crimes commis par l’armée impériale japonaise.
« Elle portait beaucoup de voix qu’on n’entendait pas. C’est pour cela que le gouvernement, l’extrême-droite et les médias voulaient qu’elle se taise », a déclaré Mina Watanabe, ajoutant que malgré les attaques, « elle riait beaucoup, comme vous. »
En rencontrant d’autres femmes engagées durant mon passage à Tokyo, je me suis dit que peu de choses avaient réellement changé.
Yumeno Nito, notamment, est impressionnante de dignité. Adolescente, elle ne se sentait pas à sa place chez elle, et avait côtoyé le monde de la rue, où elle avait « vu de ses yeux ce que les hommes faisaient aux femmes » dans le milieu de la prostitution. Un voyage aux Philippines quelques années plus tard lui avait fait prendre conscience qu’elle n’était pas responsable de ce qu’elle avait vécu. La vue de Japonais profitant de jeunes Philippines lui avait rappelé de tristes souvenirs vécus dans le quartier de Shibuya (quartier de Tokyo). Cela l’a conduite à fonder l’association Colabo pendant ses études, en 2011. Il faut dire par ailleurs qu’elle avait été frappée par le manque absolu de connaissances de ses camarades de la faculté quant à la situation des filles des rues.
Les débuts de Colabo n’ont pas été simple. Pour aider les filles victimes des réseaux de prostitution, Yumeno Nito manquait de fonds, et elle leur proposait au besoin de dormir chez elle. En 2016, elle a organisé une exposition, intitulée « Nous avons été achetées », pour sensibiliser au sujet de l’exploitation sexuelle. « Par ce titre, je ne voulais pas dire que nous nous étions vendues », a déclaré Yumeno Nito.
Le ministère de la Santé, qui ne pouvait plus ignorer le fléau de la prostitution, lui a proposé de travailler ensemble, ce qu’elle a fini par accepter, malgré ses réticences. La mairie de Tokyo aussi lui a proposé son aide. Mais rapidement, l’association a commencé à déranger. Des hommes politiques ont basé leur propagande électorale sur la lutte contre l’association Colabo, qui a dû fermer sept lieux de refuge, dont les adresses avaient été révélées. Les menaces de mort et de viol sont devenues journalières et Yumeno Nito elle-même a dû déménager.
Face à ce déferlement de haine, la mairie de Tokyo se serait contentée de dire : « Votre projet commence à devenir dangereux, vous devez arrêter. »
Colabo ne fonctionne plus que par un système de dons et l’association est déficitaire. Pour pouvoir continuer d’être une aide précieuse pour de jeunes femmes victimes des réseaux de prostitution, Yumeno Nito s’endette et met sa vie en péril. Jusqu’à quand ?
Non, il n’est pas aisé de défendre les droits des femmes au Japon. C’est la raison pour laquelle Wakako Fukuda – militante féministe et figure du mouvement étudiant démocratique Sealds, m’annonce d’entrée, lors de notre entrevue : « Si on prend mon petit mouvement comme une référence du féminisme au Japon, c’est déjà le signe qu’il y a un problème. Il n’y a pas vraiment de mouvements féministes au Japon. Non pas qu’il n’y ait pas de féministes, mais les Japonais ne se présentent pas comme tels car c’est très mal vu. » Elle-même ne se dit pas « féministe » devant n’importe qui.
Et pourtant, défendre les droits des femmes est une nécessité car « être une femme dans la société japonaise, c’est devoir toujours résister », pour reprendre à nouveau les mots de Wakako Fukuda. Résister aux injonctions sur le physique notamment. Wakako Fukuda met en cause le poids des publicités et des réseaux sociaux notamment.
C’est contre ce poids des injonctions que se bat Yumi Ishikawa, fondatrice du mouvement #KuToo, dont le nom est un jeu de mots reposant sur les termes japonais « kutsu » (chaussure) et « kutsuu » (douleur), et qui s’inspire du mouvement #MeToo. Elle entendait ainsi protester contre l’obligation imposée aux femmes de porter des chaussures à talons au travail. Elle témoigne elle-même avoir été obligée de porter des talons faisant entre 5 et 7 centimètres, dans le cadre de son travail aux pompes funèbres, ce qui la gênait notamment pour aider des personnes âgées à se déplacer, car elle n’était pas stable sur ses propres jambes.
La sénatrice communiste Yoshiko Kira est bien placée elle aussi pour connaître la puissance de ces injonctions. Elle souffre beaucoup de harcèlement sexiste. Ainsi, alors qu’en arrivant précipitamment à la chambre haute, sa tenue s’était un peu défaite, les médias se sont amusés à la présenter comme une personne sans cesse débraillée, transformant un petit incident vestimentaire en une généralité. De même, le jour de son mariage, un journaliste l’attendait devant la porte de chez elle. Pour Yoshiko Kira, le monde politique est rude envers les femmes, et plus encore envers les jeunes femmes. C’est pourquoi « les femmes en arrivent à se comporter comme des hommes pour pouvoir gravir les échelons. » Sa camarade Haruna Yonekura, connue pour être la première élue de Tokyo à avoir déclenché un débat à la séance plénière du Conseil pour mettre fin à des « mains baladeuses » et à avoir réussi à mettre en œuvre un programme d’éradication de ces agressions, confirme les dires de Yoshiko Kira, en prenant l’exemple de la gouvernante de la capitale nippone, qui est « tout sauf une amie des femmes ».
Au milieu de ce monde hostile, Yumi Ishikawa a souhaité créer une bulle protectrice. « Quand les femmes sont fatiguées de se battre », elles sont les bienvenues dans son café mensuel, « L’herbe bleue », qui se tient à chaque fois dans un lieu différent de Tokyo et où l’on savoure un café torréfié par une femme. « Le monde du café est sexiste », et ce choix est tout un symbole pour Yumi Ishikawa. Les inscriptions ne sont pas obligatoires, et les têtes souvent différentes. Elle souhaite que ce moment soit également l’occasion pour certaines personnes d’en découvrir plus sur le féminisme et que certains préjugés s’envolent. Elle espère aussi pouvoir organiser plus régulièrement ces moments privilégiés.
Toutes ces femmes, en entendant mon témoignage sur la réalité des droits des femmes en France, déchantent un peu. « Le harcèlement des femmes politiques est un vrai problème au Japon comme en France », commente ainsi Haruna Yonekura sur ses réseaux après notre rencontre. Il faut se résoudre, non à chercher un modèle à l’international, mais à se serrer les coudes entre femmes du monde entier, et à appuyer celles qui tentent de changer le cours des choses.
« La maire de Suginami est une des rares politiques qui m’inspirent de l’espoir », confie Wakako Fukuda. Satoko Kishimoto, première femme élue dans un arrondissement de Tokyo longtemps prisonnier de la droite, s’est faite remarquer par un strict respect de la parité dans son conseil municipal, par sa volonté d’encourager les femmes à se lancer en politique, et par la revendication de son féminisme. Dès mon entrée dans le WAM, on m’avait parlé d’elle avec enthousiasme : « Nous sommes de l’arrondissement de Suginami et nous sommes des fans absolues de Mme la Maire ! », m’ont ainsi confié deux membres de l’équipe de Mina Watanabe.
Où que l’on soit, il est peu de Yayori Matsui, mais quand elles sont soutenues, elles peuvent déplacer des montagnes.