« Je déclare la loi martiale pour protéger la République de Corée libre de la menace des forces communistes nord-coréennes, pour éradiquer les abjectes forces anti-étatiques pro-nord-coréennes qui mettent à sac la liberté et le bonheur de notre peuple, et pour protéger l’ordre constitutionnel libre »
C’est par ces mots que le Président Yoon Suk Yeol avait proclamé l’application de loi martiale sur le territoire national le mardi 3 décembre 2024.
La République de Corée est un régime présidentiel et monocaméral : le Président, élu directement au suffrage universel, est chef de l’État et du gouvernement ainsi que Commandant en chef des Armées. Toutefois, depuis 1987 et la fin des dictatures militaires, il est interdit au Président de dissoudre l’Assemblée nationale, seule chambrereprésentative.
Élu en 2022, le Président Yoon n’a jamais pu mettre intégralement en œuvre son programme ultra-conservateur car il ne possédait pas de majorité à l’Assemblée.Il a fait face à 22 tentatives de destitution depuis sa prise de fonction. L’opposition, disposant de 192 députés, n’a jusque-là pas pu faire adopter ces motions, faute d’obtenir la majorité des deux-tiers nécessaires (200 membres).
Pourquoi la loi martiale ?
Dans un pays qui a enchaîné régimes militaires et autoritaires de 1953 à la fin des années 1980, la proclamation de la loi martiale est hautement symbolique. C’est la première fois, depuis 1980, qu’elle a été proclamée. Pour le président Yoon il s’agissait d’éradiquer les « abjectes forces antiétatiques ». Une instrumentalisation classique de la récente montée des tensions avec la République populaire démocratique de Corée (Corée du Nord, RPDC) pour criminaliser l’opposition démocratique.
La mise en place de la loi martiale n’est pas due à des circonstances exceptionnelles, comme une guerre, mais à un blocage politique latent, sur fond d’inflation, de crise immobilière, etc. Les tensions ont atteint leur paroxysme autour des discussions sur le projet de budget 2025 du gouvernement. L’Assemblée nationale étant dans les mains de l’opposition, elle a refusé d’approuver le budget proposé par le gouvernement et a adopté une version transformée en commission. Le veto présidentiel étant impossible sur un projet de loi de finances.
Le Président a également été sous le feu de vives critiques depuis son refus de diligenter des enquêtes indépendantes sur des scandales impliquant des hauts fonctionnaires, dont un concernant la première dame.
La présidence de Yoon a été coutumière de l’outrance verbale et de la dénonciation de prétendus ennemis de l’intérieur, en usant d’une rhétorique typique des extrêmes droites mondiales. En 2023, il avait notamment déclaré lors des célébrations du 78e anniversaire de la Journée nationale de la libération de Corée: « les forces antiétatiques qui suivent aveuglément le totalitarisme communiste, déforment l’opinion publique et perturbent la société par le biais d’actes de violence, sont toujours omniprésentes […] Les forces du totalitarisme communiste se sont toujours déguisées en militants de la démocratie, en défenseurs des droits de l’homme ou en activistes progressistes »
L’échec d’un coup d’état institutionnel
L’application de la loi martiale impliquait l’interdiction de toutes les activités politiques, la limitation de la liberté d’expression, l’interdiction des rassemblements politiques ainsi que la mise sous tutelle des médias.
Immédiatement après l’annonce du Président, à 23h, l’accès au Parlement a été bloqué par les policiers et les forces spéciales, empêchant des députés d’exercer leurs fonctions. Des hélicoptères militaires ont atterri sur le toit de l’Assemblée à Séoul. La présence militaire a été renforcée dans les rues. L’Assemblée nationale a été fermée et mise sous scellés. L’arrestation des principaux leaders syndicaux et politiques, d’opposition comme du parti au pouvoir, était planifiée dans le cadre des dispositions de la loi martiale validées par le cabinet présidentiel.
Ce plan a été mis en échec par la mobilisation populaire : en dépit de l’interdiction des manifestations, de nombreux habitant-e-s de Séoul se sont réuni-e-s devant l’Assemblée, en signe de protestation. Plusieurs médias indépendants ont également refusé de se conformer à la surveillance du commandement de la loi martiale.
Cette mobilisation populaire a permis la levée du blocage du parlement, et les parlementaires ont pu revenir siéger en hémicycle. Dans le cadre d’une réunion en séance extraordinaire, une motion de rejet de la loi martiale a été adoptée à l’unanimité des 190 députés présents, dont 18 de la minorité présidentielle. Ayant perdu le rapport de force, le Président Yoon a levé au petit matin la loi martiale.
Une destitution aboutie grâce au maintien d’une mobilisation populaire massive
L’évolution du contexte politique la semaine qui a suivi a été un facteur clé du dénouement de la crise. Les principaux instigateurs de l’application de la loi martiale ont ainsi, dans le cadre des dispositions de l’état de droit, dû faire face à leurs responsabilités. Les principaux chefs de la police tout comme l’ancien ministre de la défense ont été arrêtés. Le bureau du président a également été perquisitionné. Yoon lui-même a été rattrapé par la justice, en étant cité comme suspect dans trois enquêtes pénales menées en parallèle par la police, le Parquet et le bureau d’enquête sur la corruption des hauts-fonctionnaires. Il a été interdit pour lui de quitter le territoire national, ce qui est une décision inédite pour un chef d’État en exercice.
Une certaine incertitude a plané entre la proclamation de la loi martiale et l’aboutissement de la procédure d’impeachment. Malgré ses multiples inculpations, Yoon restait le commandant en chef des forces armées, et pouvait toujours décider d’autres coups de force. La première motion de destitution déposée après ces événements a été rejetée par l’Assemblée nationale le samedi 7 décembre, 105 des 108 députés du camp présidentiel ayant décidé de ne pas prendre part au vote.
Les principaux syndicats du pays ont dès lors appelé à la grève générale illimitée jusqu’au départ du président. Des manifestations massives se sont tenues dans le week-end à Séoul comme dans les principales villes du pays. La pression populaire n’a fait que s’accentuer de jour en jour avec un exigence claire : la destitution du président Yoon. Lors des votes à l’Assemblée nationale sur les motions de destitution, des centaines de milliers de manifestants ont continué de se rassembler devant l’Assemblée nationale à cet effet.
Ces manifestations massives, conjuguées à l’évolution du contexte politique, ont déterminé le vote de certains députés lors de l’examen de la seconde motion de destitution le samedi 14 décembre. L’Assemblée nationale a voté en faveur de la destitution avec 204 voix pour, 85 contre, 3 abstentions et 8 bulletins nuls. Au moins 12 députés du parti « pouvoir au peuple » du président Yoon ont rompu les rangs et voté en faveur de la motion de destitution, soulignant les fractures croissantes au sein du parti au pouvoir, permettant d’atteindre la majorité nécessaire. Yoon se voit donc destitué, et cette décision devrait être entérinée prochainement par la Cour constitutionnelle.
En France comme en Corée, impossible de gouverner contre le peuple et ses représentants
L’analyse de ces événements récents en République de Corée et la comparaison avec la situation en France révèlent des similitudes frappantes dans le détournement de la loi pour neutraliser l’opposition politique. Il est en effet difficile d’analyser la proclamation de la loi martiale décidée par le président Yoon comme ne relevant pas d’une utilisation abusive d’une disposition constitutionnelle, réservée théoriquement à des cas d’une exceptionnelle gravité. Déclarer la loi martiale dans un contexte de débat budgétaire est un dévoiement manifeste du droit à des fins politiques. La comparaison est aisée entre cette instrumentalisation du droit et l’utilisation, sous nos latitudes, d’interprétations biaisées de la constitution pour contourner l’opposition au gouvernement.
La situation sud-coréenne fait écho à la crise politique en France suite à la censure de Michel Barnier, consécutive à la non-adoption de textes budgétaires. Alors qu’il a pu être évoqué par certains responsables gouvernementaux le recours par le chef de l’État à l’article 16, il va sans dire que la nomination de François Bayrou, issu des confins de la minorité présidentielle, est une énième provocation visant à contourner ou amadouer l’opposition parlementaire.
En France comme en Corée du Sud, les causes de l’instabilité sont claires. La responsabilité est celle des Présidents et de leur brutalisation politique, et non celle des parlements. En France, les Insoumis et de plus en plus de forces politiques et sociales voient dans la destitution ou la démission d’Emmanuel Macron la seule porte de sortie démocratique. Le peuple coréen nous en a offert une magnifique démonstration.