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Professeure Miriam Müller-Rensch : « Le premier et unique État marxiste du monde arabe n’a eu qu’une courte demi-vie »

Il y a 30 ans disparaissaient le Yémen du Nord (régime militaire conservateur) et le Yémen du Sud (dont les dirigeants se réclamaient du marxisme). Par voie de référendum, le 15 et 16 mai 1991, les deux peuples adoptaient une Constitution commune unifiant les pays. Mais ce processus ne s’est pas fait sur un pied d’égalité. En réalité, le Yémen du Nord a rapidement pris l’ascendant sur le Yémen du sud et en a démantelé la plupart des institutions. Cette unification est donc aussi l’histoire d’une annexion, qui s’est soldée par la disparition de l’unique expérience marxiste dans le monde arabe : la très méconnue République démocratique populaire du Yémen du sud (1967-1991). Si le Yémen apparaît aujourd’hui dans les médias comme un pays de misère, ravagé par la guerre et jouet de ses voisins, la professeure Miriam Müller-Rensch, de l’université d’Erfurt, revient avec nous sur les 50 dernières années, qui éclairent la nature des conflits en cours, les violences qui ont parsemé les dernières décennies et les frustrations sociales de la population méridionales. Certes, le marxisme-léninisme professé à Aden, capitale du Yémen du Sud, ne dépassait guère les faubourgs. Mais le nationalisme et les droits perdus (notamment pour les femmes) suscitent quelque nostalgie de cette époque.

Propos recueillis par Hadrien Clouet

Hadrien Clouet : Le Yémen, de quoi s’agit-il ?

Miriam Müller-Rensch : Les communautés vivant sur le territoire de l’actuel Yémen étaient (et demeurent) très hétérogènes, malgré des racines historiques communes. Jusqu’à l’occupation britannique, les revendications territoriales dans toute l’Arabie se fondaient sur l’héritage et les liens familiaux, de sorte que les appartenances politiques n’étaient pas rigoureusement distinctes, mais se chevauchaient, se faisaient concurrence ou coexistaient. Les démarcations cartographiées n’existaient pas, ou n’avaient aucune signification pratique, car les territoires étaient définis par des sphères d’influences et leurs frontières étaient aussi mobiles que les individus.

Cet éclatement des pouvoirs a persisté jusqu’à aujourd’hui au Yémen. L’observateur extérieur est frappé par le nombre d’acteurs autonomes, notamment les Houthis au nord (groupe armé, initialement issus d’une tribu nord-yéménite) et les grandes confédérations tribales à l’Est, capables de maintenir leurs sphères respectives d’influence régionale malgré toutes les ruptures historiques du XXe siècle. Les zones qui entourent la capitale actuelle, Sanaa, au nord, les régions orientales d’al-Mahra et de l’Hadramaout à l’est et la porte d’entrée portuaire d’Aden au sud, fonctionnent toutes suivant leurs propres logiques politiques, sociales et économiques. En outre, les traditions et les modes de vie sont incomparables entre les centres urbains septentrionaux et orientaux, les nombreuses villes côtières et l’immensité aride de l’Ouest.

Hadrien Clouet : Comment un régime communiste y a-t-il été introduit ?

Miriam Müller-Rensch : Si le Yémen du Nord est indépendant depuis 1918, les territoires méridionaux connaissent une tutelle britannique depuis 1839, intitulée « protectorat d’Aden ». Celui-ci sera secoué par une révolution, qui démarre le 14 octobre 1963. Mais cette révolution est conduite par un peuple yéménite divisé. D’un côté, les îlots urbains comme Aden ou Lahij, au mode de vie moderne. De l’autre, les chaînes de montagnes, les steppes et zones désertiques administrées par des tribus sédentaires et nomades, suivant les valeurs traditionnelles. Mais ce clivage demeure contenu par la lutte d’indépendance commune contre l’occupation britannique, qui se solde par l’indépendance du Yémen du sud le 30 novembre 1967 et l’établissement d’une République démocratique populaire deux ans plus tard.

Pour unifier l’Arabie du Sud, il fallait toutefois plus qu’un ennemi commun : une combinaison idéologique unique, propre au Yémen du Sud, entre le nationalisme arabe nassériste et une interprétation des idéaux marxistes, tous deux prégnants dans les milieux anticoloniaux.

Des aspirations socialistes radicales guident en effet les acteurs urbains d’Aden, structurés par le National Front for the Liberation of South Yemen (NFL) et ses deux figures rivales, Salim Rubayyi Ali et Abd Al-Fattah Ismail. En revanche, le nationalisme yéménite unit les tribus influentes en dehors des villes, sous l’étendard du Front for the Liberation of Occupied South Yemen (FLOSY), présidé par Qahtan Muhammad al-Shaabi. Dès le retrait des troupes britanniques, une lutte de pouvoir s’engage entre ces deux factions, et en leur sein, pour la domination politique du futur Yémen du Sud.

De manière surprenante pour les contemporains, les dirigeants marxistes du NFL l’emportent finalement dans la capitale en 1967. Malgré ses positions radicales, le NFL a habilement laissé au second plan les idéaux marxistes pour porter l’indépendance nationale : demande intransigeante d’évacuation des forces britanniques d’occupation, mobilisation systématique et répétée des symboles coutumiers yéménites pour diffuser l’idée nationale dans l’esprit de la population, appui sur le proverbe traditionnel « ārḍaka ‘arḍak » (« Ta terre est ton honneur ») pour justifier l’indépendance territoriale et la souveraineté politique.

Cependant, même au cœur de la lutte de libération, le NFL poursuivait l’objectif explicite de dissoudre les structures de pouvoir régionales et tribales pour avancer vers une « société sans classe ».

Entreprise vague et utopique pour les autres forces – surprises, deux semaines après la déclaration d’indépendance de décembre 1967, par la dépossession des cheikhs et des sultans de tous leurs titres et droits fonciers. Le port de noms tribaux et la déambulation avec le poignard traditionnel yéménite (jambija) sont interdits. Une réforme agraire et administrative s’ensuit, qui remplace l’intitulé traditionnel des provinces d’Aden, Lahej, Abyan, Shabwa, Hadramaout et Mahra par des gouvernorats numérotés, sur le modèle des réformes territoriales du Bloc de l’Est. 

Une lutte politique brève, mais intense, déchire le NFL, rebaptisé Front National. L’aile radicale d’Abd Al-Fattah Ismail l’emporte sur les courants plus modérés et organise la fusion de tous les partis révolutionnaires dans une force unique, fondée sur le « socialisme scientifique » et le principe de « centralisme démocratique ». Ce plan n’est toutefois réellement mis en œuvre qu’en 1978, onze ans plus tard, lorsque est créé le Parti socialiste yéménite (PSY). Cette victoire de l’aile radicale fixe l’orientation du Yémen du Sud en matière de politique étrangère, qui s’inspire explicitement du Bloc de l’Est et déclare son soutien aux « forces révolutionnaires de libération dans le nord du Yémen ».

Hadrien Clouet : Concrètement, comment fonctionnait ce régime, seul pouvoir ouvertement marxiste du monde arabe ?

Miriam Müller-Rensch : Le retrait précipité des troupes d’occupation britanniques laisse une situation chaotique. Le capital privé est absent, le jeune gouvernement sud-yéménite n’a guère de budget public, et il dirige un personnel aux compétences douteuses. Cette situation précaire est aggravée par la nouvelle fermeture du canal de Suez en 1967.

Le régime naît donc dans l’isolement, en tant qu’État explicitement marxiste-léniniste et, donc, hostile aux monarchies voisines.

En plus du rapprochement idéologique avec les États du bloc de l’Est, le Yémen du Sud organise sa politique étrangère autour du soutien à tous les mouvements de libération révolutionnaire. L’État désertique devient à partir de 1970 un centre pour tous les révolutionnaires, forces d’opposition et rebelles, surtout érythréens, omanais et palestiniens, comme le détaille Aryeh Yodfat dans ses travaux. Malgré son économie fragile, son gouvernement peu assuré et sa petite armée permanente de 27 000 soldats, le Yémen du Sud est considéré comme un problème sécuritaire par ses voisins. Il le leur rend bien : dès 1972, le Yémen du Sud déclare que l’Arabie saoudite est son adversaire politique direct dans la région. Au mois de juin, le premier président, Salim Rubayyi Ali, annonce son objectif « d’éradiquer le régime [saoudien] et instaurer une République ». Son successeur plus radical, Abd Al-Fattah Ismail, revendique l’exportation de son propre système politique vers le nord-Yémen et Oman. En pleine guerre froide, le pays est donc considéré comme une menace sérieuse par les pouvoirs régionaux et les USA. Ces derniers s’impliqueront même en 1979 aux côtés du Yémen du Nord pour repousser le Yémen du Sud.

La réputation internationale du Yémen du Sud est aggravée par l’asile qu’accorde son gouvernement à des terroristes d’extrême-gauche. La presse occidentale dépeint déjà le pays comme un « État voyou », ce que confirment les archives de la RDA est-allemande qui collaborent avec le Yémen du Sud : un terroriste comme Ramirez Illich Sanchez, alias Carlos « the Jackal », voyage avec un passeport diplomatique émis à Aden, utilise le réseau des ambassades et consulats sud-yéménites comme voie de circulation sûre, suivi en cela par les membres de la « Fraction armée rouge » ouest-allemande.

Hadrien Clouet : Mais ce régime coopérait-il avec d’autres, dans un cadre international ?

Miriam Müller-Rensch : Comme tous les pays dits du « Sud », le Yémen du Sud a été soumis à la guerre froide et pris dans l’affrontement entre superpuissances. En raison de son positionnement marxiste précoce et de son isolement géographique, les USA ont montré peu d’intérêt pour le jeune régime et laissé le terrain à Moscou. 

Mais l’Union soviétique n’a pas tout de suite engagé une relation étroite avec le Yémen du Sud. Ce n’est qu’après la détérioration de ses relations avec l’Égypte en 1974, puis la perte de sa base navale en Somalie trois ans plus tard que Moscou voit dans le Yémen du Sud un point d’appui pour constituer une tête de pont. À cette époque, la RDA s’était déjà imposée comme partenaire privilégié du régime sud-yéménite. Exploitant le désintérêt occidental pour s’attirer la reconnaissance diplomatique d’un pays arabe, elle lui apporte en échange un soutien à la formation de son personnel et à la rédaction de sa Constitution. La RDA joue à ce titre le rôle d’intermédiaire entre soviétiques et sud-yéménites.

À la fin des années 1970, la coopération internationale est marquée par une division du travail entre un volet militaire (l’URSS et Cuba encadrent l’armée et les milices) et un volet civil (la RDA aide à la structuration des administrations publiques). Soviétiques et Est-Allemands encouragent la formation du parti unique « d’avant-garde », le Parti Socialiste Yéménite, qui intègre définitivement le régime dans le Bloc socialiste international.

Cette intensification croissante des relations avec l’Est connaît une fin brutale : la « crise de 1986 », marquée par un coup d’État sanglant au sein de la direction du Parti Socialiste Yéménite. Tous les anciens dirigeants et « héros » de la révolution disparaissent. La diplomatie, largement basée sur des amitiés personnelles entre cadres est-allemands et sud-yéménites, s’effondre avec la mort fulgurante de centaines de ces derniers. Le Yémen du Sud est plus isolé que jamais et ne parviendra pas à construire de nouvelles relations diplomatiques.

Hadrien Clouet : Comment se sont unifiés les deux Yémen ?

Miriam Müller-Rensch : Dès l’établissement des deux États séparés, à l’indépendance du Yémen du sud, plusieurs analystes jugent inévitable une unification à terme – comme le remarque Noel Brehony dans son ouvrage classique de 2013, Yemen Divided : The Story of a Failed State in South Arabia, les gouvernants du nord et du sud ont toujours perçu leur État comme la moitié (shatrayn) d’un seul. Cependant, leurs visions du Yémen unifié demeuraient divergentes.

Le premier et unique État marxiste du monde arabe n’a eu qu’une courte demi-vie. Après la « crise de 1986 » et les quelques jours de guerre civile qui s’ensuivent, la majorité des dirigeants révolutionnaires sont tués, arrêtés ou exilés. État parmi les plus pauvres de la planète, la République populaire démocratique du Yémen ne se remet pas de ce choc politique. Par nécessité, la coopération avec le Yémen du Nord s’intensifie et l’Union apparaît comme une lueur d’espoir. Les élites du sud valident la proclamation d’une « République du Yémen » le 22 mai 1990, dirigée par un gouvernement composé de représentants à parité du Nord et du Sud. Le Yémen unifié devient alors un des pays les plus peuplés de la péninsule arabique avec une population d’environ 18 millions d’habitants.

Toutefois, en raison de leur position de départ affaiblie, les représentants du sud n’ont guère pu résister à leurs homologues du nord, plus riche, stable et intégré régionalement. Certes, le traité d’unification stipulait que les deux principaux partis du Nord et du Sud, le Congrès général du peuple et le Parti Socialiste Yéménite, continueraient d’exister, en plus de l’autorisation d’autres partis politiques. Néanmoins, le président Ali Abdullah Saleh, solidement établi au nord depuis 1978, étend au sud le système et les politiques de la République arabe yéménite, dominée par le Congrès général du peuple et les confédérations tribales du nord du Yémen. Cela ne va pas sans frustration de la part des Yéménites du sud, marginalisés.

À peine quatre ans plus tard, à l’été 1994, une nouvelle guerre civile sanglante se déclenche. À la fin, non seulement le contour de l’ancien Yémen du Sud disparaît sans laisser de trace sur la carte de la péninsule arabique, mais avec lui trente années d’institutions sud-yéménites. En particulier, le statut juridique des femmes dans le système sud-yéménite est perçu au cours des années 1970 comme une exception dans le monde arabe. La fondation de l’Union générale des femmes en 1968 est suivie, deux ans plus tard, par l’introduction du suffrage féminin, bien qu’il ne soit pas réellement appliqué avant 1978. L’égalité – théorique – des sexes devant la loi est proclamée en matière de droit de la famille et du divorce : « le mariage est un contrat entre un homme et une femme, qui sont égaux l’un à l’autre en droits et en devoirs ». Par conséquent, les deux partenaires contractent le mariage sur un pied d’égalité et peuvent également divorcer. En revanche, à l’unification, la nouvelle loi sur le mariage suit les dispositions du Yémen du Nord, fondées sur la loi islamique. Un divorce (al-talaaq) conforme à la Charia ne peut être initié que par l’homme, tandis que la femme doit recourir à la voie ardue de la dissolution (fash), exigeant qu’elle prouve des mauvais traitements ou une négligence du mari. Mais cette perspective demeurait aussi prégnante au Yémen du sud, en-dehors de la zone d’influence de la capitale Aden, les femmes ne pouvaient guère plus invoquer les dispositions constitutionnelles et légales en matière d’égalité de traitement qu’elles ne le pouvaient dans le Yémen du Nord ou le Yémen unifié. 

Quoiqu’il en soit, jusqu’en 2011 et le mouvement du « printemps arabe », le Congrès général du peuple s’empare de tous les rouages de l’appareil d’État et met notamment l’accent sur la tradition commune nord-sud de révolution contre la domination étrangère – ainsi, chaque matin, le slogan « Dieu, la nation, la révolution, unité ! » résonne dans les cours d’école durant l’appel.

Hadrien Clouet : La Constitution a été ratifiée par le peuple il y a 30 ans, jour pour jour : était-elle porteuse d’espoir ?

Miriam Müller-Rensch : Dès sa proclamation en mai 1990, la République du Yémen– seule République de la péninsule arabique – a été considérée pendant de nombreuses années par les forces libérales ou progressistes, arabes et occidentales, comme un pionnier de la démocratie régionale. Le processus constitutionnel qui s’en est ensuivi, bien que long, a été observé avec espoir jusqu’au milieu des années 2000. Les réformes sociopolitiques envisagées promettaient des étapes claires dans la direction de la participation et de l’implication, mais aussi des mécanismes de contrôle mutuel des organes de l’État.

Mais compte tenu des lourds clivages du pays, de l’enracinement des valeurs conservatrices et de la propagation larvée du wahhabisme saoudien (interprétation rigide de l’islam sunnite), cette entreprise représentait une tâche herculéenne. Elle est d’autant plus compliquée que la plupart de la population yéménite est analphabétisée, que les infrastructures sont défaillantes et que l’Arabie saoudite exerce une influence constante. 

Sur le plan formel, la transition vers la démocratie a été considérée achevée avec l’adoption de la nouvelle constitution en 1994, suite au référendum de mai 1991 qui l’a officiellement validée. Jusqu’au début des années 2000, l’admission de partis politiques, le développement d’une relative liberté de la presse et les élections au parlement (1993 et 1994), à la présidence (1999) et aux conseils municipaux (2001) ont laissé espérer, en vain, que la transformation de la société pourrait réussir.

Hadrien Clouet : Ce processus d’unification influence-t-il toujours les conflits en cours au Yémen ?

La fragmentation du pays reste évidente à ce jour. Aucun acteur n’a jamais réussi à la surmonter. 

Avec le « printemps arabe » qui fait chuter le président Ali Abdallah Saleh en 2011, son adjoint Abdrabbo Mansour Hadi prend le relais et préside « par intérim » en février 2012… et jusqu’à aujourd’hui. En effet, cette déstabilisation générale du pays a rouvert les lignes de conflits préexistantes. Outre les confédérations tribales et les partis politiques établis, tels que le Congrès yéménite pour la réforme, les « Houthis » dans le nord, l’AQPA (ramification régionale d’Al-Qaïda), Daesh, divers groupes djihadistes, mais aussi le « Mouvement du sud » autonomiste, apparaissent comme des acteurs politiques prêts à recourir à la violence.

Le processus de transition atrocement lent, démarré en 2011 avec une tentative de dialogue national, a finalement échoué : l’intention n’était dans les faits pas de faire prendre un nouveau départ à la République yéménite, mais bien de maintenir le règne des vieilles élites qui ont piloté l’unification. La jeunesse et les forces démocratiques, en première ligne du Printemps arabe, ont aussi peu accès aux négociations que les Houthis. Quant aux revendications d’autonomie méridionale, elles ont été écartées avant même l’ouverture du dialogue par les élites établies. 

La réémergence d’une identité sud-yéménite avait surpris les observateurs dès 2007. D’anciens officiers et fonctionnaires sud-yéménites ont manifesté contre les discriminations et la marginalisation persistante du Sud, trouvant un soutien auprès de la jeunesse. C’est autour de tels rassemblements informels qu’est né le « Mouvement du Sud » (abrégé Al-Hirak… comme en Algérie), soutenu par l’ancien Parti Socialiste Yéménite et les anciens fonctionnaires de la République populaire démocratique. D’autonomiste, une partie croissante du mouvement a basculé vers un objectif sécessionniste. 

Aujourd’hui, six ans après le déclenchement d’une nouvelle guerre civile, plusieurs camps sont irréconciliables : les forces Houthis, la coalition anti-Houthis reconnue internationalement sous l’égide de l’ancien président intérimaire depuis 2012 Hadi, et le Conseil de transition du Sud à Aden. Si le conflit est régulièrement dépeint dans la presse internationale comme une guerre par procuration entre l’Iran (pro-Houthis) et l’Arabie Saoudite (pro-Hadi), la dynamique des combats et des alliances est plus complexe. Les acteurs extérieurs ne dirigent pas grand chose. Les Houthis, qui se baptisent « ʾAnṣār Allāh », partisans de Dieu, forment initialement une alliance avec l’ancien président Saleh en 2014 afin de s’affirmer contre le gouvernement internationalement reconnu du président Abd Rabbu Mansur Hadi. En mars 2015, l’Arabie saoudite intervient activement comme belligérante, et conduit depuis des frappes aériennes sur les positions Houthis dans le nord, bloquant l’aéroport de Sanaa et le port d’Hodeida. Depuis le début de la guerre, le président Hadi est exilé en Arabie saoudite, d’où il attend son éventuel retour pour prise de fonction.

Après l’assassinat de Saleh en 2017, les Houthis ont finalement pris le contrôle à long terme du nord du Yémen et de la capitale Sanaa.

Le sud, par contre, semble être fermement entre les mains du « Mouvement du Sud ». Aden est actuellement contrôlée par le Conseil de transition du Sud, créé en 2017. Soutenu par les Émirats arabes unis, également belligérants, ce Conseil revendique de défendre l’intérêt des Sud-Yéménites et exige le rétablissement d’un État indépendant baptisé « Arabie du sud ». En avril 2020, ce Conseil de transition empêche le retour de Hadi à Aden et proclame l’autonomie du sud – il plie provisoirement après l’intervention militaire saoudienne, mais sans réviser son programme à terme. Ses bureaux de représentation, auprès de l’Union européenne (à Berlin), aux USA, au Royaume-Uni, au Canada, revendiquent de représenter diplomatiquement l’ancien Yémen du Sud. 

Le mouvement séparatiste du sud n’est donc pas une résurrection de la République démocratique populaire marxiste-léniniste, dont le programme n’a jamais beaucoup rayonné au-delà d’Aden. Par exemple, la fondation de l’Union générale des femmes en 1968 n’a pas joué un rôle significatif en raison du petit nombre de membres. Cependant, la transition d’un système scolaire imprégné du modèle britannique vers le modèle idéologique de la RDA (visant à éduquer « l’homme socialiste ») a certainement exercé une influence durable sur plusieurs générations d’écoliers yéménites, même au-delà de la capitale. Dès le début des années 1970, des conseillers est-allemands ont orienté les contenus pédagogiques des ministres de l’éducation, des sports et de la jeunesse. Un rapport de la RDA précise ainsi l’influence exercée sur la nouvelle loi éducative de 1972 et tous les documents éducatifs clés, y compris les programmes scolaires et la fondation d’un nouveau département dédié à la stratégie éducative. De nombreux Sud-Yéménites gardent un souvenir positif de l’idéal éducatif socialiste, fondé sur l’apprentissage collectif – tout comme la spécialisation éducative en vertu de l’économie planifiée, qui impliquait l’accès à un emploi qualifié.

Ainsi, le Yémen du Sud a été une réalité sociale et politique pendant près de trois décennies, qui représente une dimension forte de l’identité des « fils d’Arabie ». Son souvenir est mâtiné de la nostalgie d’un « âge d’or » yéménite et représente un symbole intergénérationnel dans la mémoire collective, celui de la souveraineté, de la capacité d’action et de la liberté politique des sud-yéménites.

Chronologie

1839 : débarquement et occupation britannique d’Aden.

1963 : création du Front national de libération du Yémen du Sud (NFL) et début de la lutte armée contre les forces britanniques.

1967 : évacuation britannique. Le NFL proclame la République démocratique et populaire du Yémen.

1969 : l’aile radicale du NFL impose le « mouvement correctif », renverse le président Qahtan Muhammad al-Shaabi et nomme Abdel Fatah Ismail secrétaire général. Il rompt avec les USA, accélère la réforme agraire, nationalise et planifie.

1972 : guerre entre les deux Yémen, suivi d’un accord de paix.

1974 : code de la famille, fondé sur le principe d’égalité femmes-hommes.

1976 : établissement de relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite.

1978 : congrès constitutif du Parti socialiste yéménite, parti unique (« d’avant-garde »).

1979 : seconde guerre entre les deux Yémen, suivi d’un accord d’unité. Le Yémen du Sud signe un traité de coopération avec l’URSS.

1986 : guerre civile au sein du Parti socialiste yéménite.  10 000 morts en dix jours.

1990 : unification des deux Yémen et proclamation de la République yéménite, sous présidence d’Ali Abdallah Saleh, qui dirige le Yémen du nord depuis 1978.

1991 : référendum constitutionnel. Le « oui » l’emporte à la quasi-unanimité.

1993 : premières élections législatives. Gouvernement de coalition entre le Congrès général du peuple nord-yéménite, le Parti socialiste yéménite et un parti islamiste.

1994 : affrontements entre le Parti socialiste yéménite et l’armée. Les sud-yéménites sont révoqués du gouvernement.

1997 : secondes élections législatives.

1999 : réélection d’Ali Abdallah Saleh à la Présidence de la République avec le soutien du parti islamiste Al-Islah, dans un scrutin boycotté par l’opposition.

2002 : allié aux USA, le Yémen engage une lutte contre Al-Qaïda.

2004 : soulèvement des Houthis, groupe religieux armé chiite qui s’estime marginalisé.

2006 : réélection d’Ali Abdallah Saleh à la Présidence de la République (28e année de pouvoir…), qui engage une répression de plus en plus violente des opposants.

2009 : constitution d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Sa branche yéménite revendiquera l’attentat meurtrier contre la rédaction de Charlie Hebdo (07/01/2015).

2011 : « Printemps arabe » au Yémen. Ali Abdallah Saleh quitte le pouvoir et le transfère à son vice-président. Multiples attaques terroristes islamistes dans les villes.

2014 : Les rebelles Houthis conquièrent Sanaa, la capitale du Yémen.

2015 : Dix pays se coalisent pour intervenir militairement contre les Houthis, dirigés par l’Arabie Saoudite, avec le soutien des USA.

2020 : Accord entre les groupes Houthis et le gouvernement en exil sur la libération des prisonniers. Les séparatistes sudistes acceptent d’entrer dans un gouvernement d’union nationale, dirigé contre les Houthis.

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Marina Mesure

Syndicalisme international

Marina Mesure is a specialist of social issues. She has worked for several years with organizations defending workers’ rights such as the European Federation of Building and Wood Workers.

She has campaigned against child labor with the International Labor Organization, against social dumping and the criminalization of unionism. As a famous figure in the international trade union world, she considers that the principle of “equal work, equal pay « remain revolutionary: between women and men, between posted and domestic workers, between foreigners and nationals ».

Marina Mesure, especialista en asuntos sociales, ha trabajado durante varios años con organizaciones de derechos de los trabajadores como la Federación Europea de Trabajadores de la Construcción y la Madera.

Llevo varias campañas contra el trabajo infantil con la Organización Internacional del Trabajo, contra el dumping social, y la criminalización del sindicalismo. Es una figura reconocida en el mundo sindical internacional. Considera que el principio de « igual trabajo, igual salario » sigue siendo revolucionario: entre mujeres y hombres, entre trabajadores desplazados y domésticos, entre extranjeros y nacionales « .

Spécialiste des questions sociales, Marina Mesure travaille depuis plusieurs années auprès d’organisations de défense des droits des travailleurs comme la Fédération Européenne des travailleurs du Bâtiment et du Bois.

Elle a mené des campagnes contre le travail des enfants avec l’Organisation internationale du travail, contre le dumping social, la criminalisation du syndicalisme. Figure reconnue dans le monde syndical international, elle considère que le principe de « travail égal, salaire égal » est toujours aussi révolutionnaire : entre les femmes et les hommes, entre les travailleurs détachés et domestiques, entre étrangers et nationaux ».

Sophia Chikirou

Directrice de la publication

Sophia Chikirou is the publisher of Le Monde en commun. Columnist, director of a documentary on the lawfare, she also founded several media such as Le Média TV and the web radio Les Jours Heureux.

Communications advisor and political activist, she has worked and campaigned in several countries. From Ecuador to Spain, via the United States, Mexico, Colombia, but also Mauritania, she has intervened with progressive and humanist movements during presidential or legislative campaigns.

In 2007, she published Ma France laïque (La Martinière Editions).

Sophia Chikirou es directora de la publicación de Le Monde en commun. Columnista, directora de un documental sobre el lawfare, también fundó varios medios de comunicación tal como Le Média TV y la radio web Les Jours Heureux.

Asesora de comunicacion y activista política, ha trabajado y realizado campañas en varios países. Desde Ecuador hasta España, pasando por Estados Unidos, México, Colombia, pero también Mauritania, intervino con movimientos progresistas y humanistas durante campañas presidenciales o legislativas.

En 2007, publicó Ma France laïque por Edicion La Martinière.

Sophia Chikirou est directrice de la publication du Monde en commun. Editorialiste, réalisatrice d’un documentaire sur le lawfare, elle a aussi fondé plusieurs médias comme Le Média TV et la web radio Les Jours Heureux.

Conseillère en communication et militante politique, elle a exercé et milité dans plusieurs pays. De l’Equateur à l’Espagne, en passant par les Etats-Unis, le Mexique, la Colombie, mais aussi la Mauritanie, elle est intervenue auprès de mouvements progressistes et humanistes lors de campagnes présidentielles ou législatives.

En 2007, elle publiait Ma France laïque aux éditions La Martinière.

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